Rainer Maria Rilke

et La Dame à la licorne

 

Portrait peint en 1901 par Helmuth Westhoff

 

Rainer Maria Rilke (René Karl Wilhelm Johann Josef Maria Rilke) naît le 4 décembre 1875 à Prague et décède le 30 décembre 1926 à Montreux, en Suisse.

 

En 1901, il épouse Clara Westhoff. Une fille naît, prénommée Ruth. Le couple se sépare et Rilke part pour Paris en 1905 pour rencontrer le sculpteur Auguste Rodin dont il devient le secrétaire.

 

Son roman, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduit par Maurice Betz, paraît en 1910.

 

En 1910, Albert Franck Kendrick, conservateur du Victoria and Albert Museum de Londres, n'a pas encore proposé le thème des Cinq Sens, ce qu'il fera en 1921. Rilke s'en passe très bien, mieux que certaines et certains obnubilés et aveuglés par cette seule explication. Ce thème archi usé aujourd'hui n'encombrait pas d'œillères son intelligence et sa sensibilité, comme le fait l'appareil photographique des visiteurs ou le petit vade mecum plastifié du musée qui leur est offert.

 

En voici le passage où il évoque sa visite au musée de Cluny et sa découverte de La Dame à la licorne.

 

Le 9 juin 1906, Rilke découvre La Dame à la licorne. Il visite le musée de Cluny en compagnie de Madame Frisell et de sa fille en voyage à Paris. Rilke a connu Stina et  Erik Frisell  (un riche industriel suédois) à Göteborg au cours de son séjour en Suède en 1904.

Ce même jour, il écrit le poème La Dame à la Licorne qu’il dédie à  Stina Frisell.

 

Cette visite à Cluny est relatée dans quelques pages qui débutent le second cahier manuscrit des Carnets de Malte Laurids Brigge commencés à Rome en 1904 et achevés à Paris en 1910.

 

Ses thèmes récurrents s’y retrouvent : la solitude, l’angoisse, la pauvreté, la mort. Et la lourde et si ancienne responsabilité des hommes dans tous les malheurs des femmes.

 

 

*

 

C’est accompagné en pensée par Abelone, personnage apollinien selon la signification grecque de son nom, Apollonia, la lumineuse, que Malte se déplace devant La Dame.

 

Abelone (Clara ou Paula ?) Abelone est la forme danoise du nom Apollonia. Malte Laurids Brigge, double idéalisé de Rilke, est présenté comme un jeune intellectuel, dernier descendant d'une noble famille danoise déchue, vivant seul à Paris dans un grand dénuement.

 

 

Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là ; il y a six tapisseries ; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas ? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques : grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne ; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux : de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu ? Veux-tu commencer par la première ?

 

Comme George Sand, Rilke remarque que toutes les dames se ressemblent, ce que beaucoup refusent de reconnaître encore de nos jours. Il remarque la plus petite taille de la suivante. Il note leur apparence de tranquillité, l’occupation auto centrée des animaux, « petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes ». Il souligne que le lion et la licorne « font partie de l’action » et qu’ils « se dressent avec un orgueil héraldique ».

 

Dans chaque tenture, il lit et partage la douleur d’Antoine. Il saisit un des caractères principaux de La Dame : les personnages, les animaux, demeurent figés dans la pose que le peintre a surprise dans le passé, pétrifiés depuis des siècles comme le furent les habitants de Pompéi, et pour des siècles encore, mais ici comme immobiles dans de l’air liquide qui les laisserait intacts, reconnaissables, ressuscitables.

 

Serait-ce sombrer dans l’anachronisme que de mettre en parallèle la vision nietzschéenne de Rilke en cette année 1902 et la motivation d’Antoine Le Viste dans la commande de La Dame : couvrir la réalité éphémère d’une apparence d’éternité et rendre ainsi la condition humaine supportable ? Pour ce qui nous concerne ici, accepter le départ de Mary, la fin de projets historiques personnels, la retombée dans l’anonymat des rouages administratifs et judiciaires.

 

L’ordre d’exposition des tentures était alors le suivant : Le Goût, L’Odorat, L’Ouïe, Le Toucher-La Tente, Pavie, La Vue.

 

Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux ! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu ? – une roseraie basse enclot l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.

 

Dans Le Goût, Il remplace avec une juste  intuition la perruche par un faucon qui « bouge » et note la présence de la haie de rosiers.

 

 

 

 

Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même ? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile : cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part ; mais à droite la licorne comprend.

 

Dans L’Odorat, il note les œillets, puis les roses et l’air pensif de la dame, «plus profondément absorbée en elle-même ». Nous savons pourquoi en ce mois de janvier 1515. Il ne voit pas ses larmes ni celles du singe. Il souligne une nouvelle fois le rôle dramatique du lion et de la licorne : « Le lion ne prend plus part ; mais à droite la licorne comprend. » en leur prêtant des sentiments et des comportements humains.

 

Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence ? N’était-elle pas déjà secrètement présente ? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas ? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure : réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.

 

Il n’a pas besoin de rappeler le thème trop ressassé des cinq sens (par celles et ceux qui ne s’accrochent qu’à cette bouée de sauvetage). Il parle de « musique » pour L’Ouïe comme il ressentait le recueillement de la dame de L’Odorat bien plus important que le fait de sentir, ce qu’elle ne fait aucunement. La dame (Mary) ne fait que toucher et être triste (sauf dans Le Goût, l’on sait pourquoi). Alors, les Cinq Sens, basta ! Il note l’air « contrarié » du lion qui a tant « envie de hurler » (la scène des pleurs à l’arrivée de Charles Brandon à Cluny).

 

Il est le seul à noter la beauté de la licorne que certaines et certains (mêmes des sommités de l’univers artistique !) ont trouvé inconcevablement mal dessinée ou mal tissée par un apprenti : « Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues. » Ce sont les vagues des pensées de la mère pour son enfant à naître, ce sont les vagues des eaux amniotiques, ce sont les vagues du bonheur ! La beauté est celle de toute femme enceinte.

 

L’immuabilité s’accompagne de silence. Un silence, double de la mort. Dans la mort, en se fondant dans l’univers, l’on rejoint  « l’Harmonie des sphères », la poésie et la musique par lesquelles l’on revit.

 

Pour apprécier cette lecture de L’Ouïe, repensons à sa signification réelle : la peur du lion, la « grossesse » de la licorne.

 

L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même ? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente ? Tu peux y lire : « À mon seul désir ».

 

Bien entendu, Rilke ne pouvait connaître les divers événements qui se cachent dans Le Toucher (La Tente). Et sa lecture de la devise est fausse puisqu’il y inclut le A barré mais pas la dernière lettre.

 

Qu’est-il arrivé ? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute ? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle ? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil ? Le deuil peut-il rester ainsi debout ? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané ?

 

Là est le mystère de La Dame, le point nodal où bascule l’impalpable, où un simple tissage devient une œuvre d’art. Rilke a vu aussi que Le Toucher est une tenture différente des autres. Il s’étonne, il a senti que ce n’était plus réellement Mary qui se dresse fière après la bataille de Pavie.

 

Dans Pavie, il note immédiatement le changement d’atmosphère, ce que beaucoup ne voit point encore. Le lapin « saute », la dame se « cramponne » peut-être à la hampe de la bannière, « tout est si troublé » comme en temps de guerre. Mais la guerre semble terminée puisque le lion qui « n’a rien à faire » est immobile. Il souligne l’empreinte du « deuil » dans cette tapisserie car la robe de la dame « muette » est en partie « noir-vert ». Sa sensibilité intuitive de poète ne le trompe pas.

 

Le thème de la maladie précédant la mort est introduit pour clore cette longue méditation devant La Dame. Thème cher à Nietzsche que Rilke vient de lire : si La Dame  est  affaiblie, c’est que l’on a cherché à affaiblir sa volonté de puissance, sa force instinctive. L’île répétée des tentures est à La Dame ce que la cage est à la panthère du poème de Rilke : le carcan qui l’enferme, la négation de la vie, la castration de la volonté sauvage de puissance (il n’y a pas d’homme apparent dans La Dame, sauf caché dans le lion, la licorne et l’œil sommital de la tente).

 

La Dame, comme la panthère, cette amie médiévale de la licorne, accablée d’ennui et de tristesse, prisonnière dans son île, accède à l’état de somnambule. Aucune émotion ne semble la troubler. Où sont ses désirs ?

 

 

La Panthère

Nouveaux poèmes, première partie

(Jardin des Plantes, Paris, 6 novembre 1902)

 

Son regard du retour éternel des barreaux

s’est tellement lassé qu’il ne saisit plus rien.

Il ne lui semble voir que barreaux par milliers

et derrière mille barreaux, plus de monde.

 

La molle marche des pas flexibles et forts

qui tourne dans le cercle le plus exigu

paraît une danse de force autour d’un centre

où dort dans la torpeur un immense vouloir.

 

Quelquefois seulement le rideau des pupilles

sans bruit se lève. Alors une image y pénètre,

court à travers le silence tendu des membres -

et dans le cœur s’interrompt d’être.

 

(Traduction Claude Vigée)

 

 

Mais une fête vient encore ; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant : personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse ; est-elle lasse ? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd ? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu : elle montre son image à la licorne…

 

Puis arrive La Vue qu’il conçoit comme « une fête ». Une fête des yeux pour le visiteur. « Tout est là. Tout pour toujours. » Mary est sauvée et peut rentrer en Angleterre sans crainte d’être remariée au premier vieillard chenu venu. A rapprocher de cette phrase à Elya Nevar en 1920 : « Quel bonheur d’avoir pu attendre, vois-tu, cette très longue patience à laquelle je crois ».

 

Son observation porte toujours sur le lion et la licorne car il subodore leur rôle important dans la narration de l’artiste. « Le lion se retourne, presque menaçant ».  En cette nuit de noces, « personne n’a le droit de venir. » L’attitude « lasse » de la dame est soulignée ainsi que celle plus fière de la licorne, animal qui « se cabre, flatté ». C’est vrai, elle semble sourire.

 

Dans le miroir, la dame « montre son image à la licorne » écrit-il, alors que le miroir contient le reflet de la tête de la licorne. Il est difficile d’accepter cette dernière remarque car le miroir est résolument tourné vers nous et ne peut offrir à la licorne le visage de la dame. Mais l’instant d’avant, ou celui d’après, pourquoi pas…

 

 

Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone ? Je pense que tu dois comprendre.

 

Ne dirait-on pas Antoine, seul en son appartement, parlant aux images de Mary ?

 

*

 

Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Le Viste (Delle Viste) ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils ? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.)

 

Évocation de l’ancienne et fausse attribution du tissage à Zizim ou à Pierre d’Aubusson.

 

Dans le passage précédent, apparaissent des thèmes récurrents dans l’œuvre de Rilke : la part néfaste et destructrice de sa mère sur sa vie (le danger est devenu plus sûr que la sécurité même :  fuir le danger que représente une mère … malgré la sécurité et la protection que pourrait apporter un foyer ; la présence du sang qui porte aussi bien la mort (il mourra d’une leucocythémie de forme rare) que la mémoire ancestrale et l’élan de vie ; les failles de l’existence et sa disparition ; la mort ; le besoin de se retrouver des ancêtres ; l’écriture qui transcende le sexe. Quand « la chose d’art est », l’artiste peut mourir, son œuvre accomplie. Antoine Le Viste avait tissé son œuvre, sa lignée pouvait, aux yeux de Rilke et peut-être à ceux d’Antoine, disparaître. Pas de fils, une seule fille, Jeanne.

 

Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail. Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part : une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis ; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie.

 

Les mêmes mots comme recopiés du Livre de la Pauvreté et de la Mort écrit par Rilke en 1902 :

 

C’est là qu’à l’Inconnu s’ouvrent des jeunes filles

Pleines de nostalgie pour leur enfance calme ;

Mais il manque toujours ce pourquoi elles brûlèrent,

Et tremblantes elles se referment.

 

Ces chuchotements, cette lenteur : souvenirs du long cheminement des heures dans la maison parentale, des rites, des silences, des recoins obscurs où se terrent les fantômes empreints d’angoisse, métaphores des non-dits, des interdits familiaux que Rilke connut et qui le marquèrent à jamais. Face à cette souffrance, l’abondance et la fécondité qu’apportent « une quantité de jeunes filles », la plénitude et une ample respiration permises enfin.

 

Ces jeunes femmes, ce sont en particulier deux artistes allemandes, deux amies très proches, la peintre Paula Modersohn-Becker (1876-1907) et la sculptrice Clara Westhoff (1878-1954), ancienne élève d'Auguste Rodin. Il les rencontre au cours de l'été 1900 à Worpswede, non loin de Brême en Basse-Saxe, où s’est établie une communauté d’artistes et où il épouse Clara en 1901. De cette union naît Ruth, leur fille unique. Le couple se sépare un an plus tard. À Paris, il retrouve Paula qui y fait plusieurs séjours.

 

Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi : une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie. Peu importe ce que c’est, leur a-t-on dit. Et en effet, qu’à cela ne tienne ! L’essentiel c’est qu’on dessine ; car c’est pour cela qu’elles sont parties un jour de chez elles, de vive force.

 

La leçon de Rodin : l’effort du travail quotidien. Mais peut surgir à nouveau une peur de l’enfance, la phobie animique des objets : ailleurs dans Les Carnets, un bouton de chemise plus gros que la tête, ici un bouton « imboutonnable » aux frontières du corps et du visible ! Dans une lettre à Lou en 1903 : « Mais je n’ai pas l’usage de la vie, et c’est pourquoi, lorsqu’elle se resserre autour de moi, je la ressens si souvent comme un arrêt, un retard, une sorte de grande perte ; un peu comme ces cauchemars où l’on n’arrive pas à finir de s’habiller et où deux boutons de guêtre récalcitrants vous font manquer une occasion essentielle et qui ne se représentera jamais. »

 

Elles sont de bonne famille. Mais lorsqu’elles lèvent les bras pour dessiner, il apparaît que leur robe n’est pas boutonnée sur le dos, ou du moins ne l’est pas entièrement. Il y a là quelques boutons qu’on n’a pu atteindre. Car lorsque cette robe avait été faite on n’avait pas encore pensé qu’on dût ainsi s’en aller subitement, toute seule. Dans les familles, il y a toujours quelqu’un pour fermer des boutons. Mais ici, mon Dieu, qui pourrait se soucier de cela dans une ville aussi grande ? À moins peut-être que l’on ait une amie ; mais les amies sont dans la même situation, et l’on finirait alors quand même par se boutonner ses vêtements les unes aux autres. Or cela, n’est-ce pas ? serait ridicule et vous ferait penser à la famille qu’on ne veut pas se rappeler.

 

« Si quelqu’un prenait soin d’elle et la préservait. Mais il n’y a personne. Personne qui vienne à leur secours, tous ceux que submerge l’angoisse. Pourquoi n’ont-ils personne dans les grandes villes ? » s’inquiète Rilke dans une lettre à Lou en juillet 1903.

 

Comment vivre dans le monde ? Par l’art, la musique, la poésie. Retrouver Dionysos. Puisque le monde est ressenti par Rilke comme une agression permanente malgré l’ouverture, l’abondance qu’il offre, les voyages et les conquêtes de toutes sortes qu’il permet, « les œuvres d’art sont d’une infinie solitude » et « une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieur »écrit-il en 1903 dans la Lettre à un jeune poète. Et toujours à Franz Xaver Kappus, le 23 décembre 1903, de Rome : « Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure ».

 

Franz Xaver Kappus, élève de l'école militaire de Sankt-Poelten en Autriche dont Rilke est ancien élève, de 1885 à 1890.

 

Dans la rotonde de Cluny, ce que Nietzsche décrivait comme des retrouvailles festives, Rilke le vit comme une ronde macabre. Dieu est mort. Le philosophe L’enterre pour toujours ; le poète L’avait retrouvé en Russie avec Lou en 1899, mais l’avait teinté de mysticisme panthéiste. Pour l’heure, en 1902, il faut farder le hideux visage de la réalité par le baume de l’art : dessiner comme ces jeunes filles « presque révoltées », pétrir la glaise et soumettre le marbre comme Auguste Rodin.

 

A la fin de ce texte, Rilke n’a pas encore parcouru l’entier chemin de Nietzsche. Il désespère encore, entre douleur et ennui, mais mû par un désir incoercible de vivre : « ce qu’on cherche est une jouissance, puis une autre, puis une autre encore plus forte… ».

 

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.

Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent ?

 

demandait en son temps Louis Aragon.

 

Il est cependant inévitable qu’on se demande parfois tout en dessinant s’il n’eût pas été possible qu’on restât chez soi. Si l’on avait pu être pieuse, franchement pieuse, en se conformant à l’allure des autres. Mais il semblait si absurde de tenter d’être cela en commun. La route, je ne sais comment, s’est rétrécie : les familles ne peuvent plus aller à Dieu. Il ne reste donc que quelques autres domaines que l’on pouvait au besoin se partager. Mais pour peu qu’on le fît honnêtement, il restait si peu pour chacun séparément que c’en était honteux. Et si l’on essayait de tromper les autres, cela finissait par des disputes. Non, vraiment, mieux vaut dessiner n’importe quoi. Avec le temps, la ressemblance apparaîtra d’elle-même. Et l’art, quand on l’acquiert ainsi, peu à peu, est somme toute, un bien très enviable.

 

Et tandis qu’elles ont l’attention tout occupée par leur travail, ces jeunes filles ne songent plus à lever les yeux. Et elles ne s’aperçoivent pas que, malgré tout leur effort de dessiner, elles ne font cependant qu’étouffer en elles la vie immuable qui est ouverte devant elles dans les images tissées, rayonnante et ineffable. Elles ne veulent pas le croire.

 

Les lignes consacrées à La Dame se concluent par un éloge à la modernité. Ce début de  XXe siècle voit l’aboutissement d’un mûrissement de toute chose qu’il faut encourager, l’apparition de l’homme nouveau et de la femme moderne, « non point un simple complément mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité ».

 

À présent que tant de choses se transforment, elles veulent changer, elles aussi. Elles ne sont pas éloignées de faire l’abandon d’elles-mêmes, et de penser de soi, à peu près comme les hommes parlent d’elles lorsqu’elles ne sont pas présentes. Et cela leur semble un progrès. Elles sont déjà presque convaincues que l’on cherche une jouissance, et puis une autre, et puis une autre, plus forte encore ; que la vie consiste en cela, si l’on ne veut pas stupidement la perdre. Elles ont déjà commencé à se retourner, à chercher. Elles, dont la force avait consisté jusque-là en ceci : qu’on devait les trouver.

 

Ainsi qu’une statue se dégage de la glaise ou du bloc de marbre sous les doigts de l’homme-artiste. Les amours, l’Amour… C’est ainsi que je veux comprendre ces trois mots : mon seul désir.

 

Encore du Livre de la Pauvreté et de la Mort, ces vers :

 

La grande mort que tout homme en soi porte,

tel est le fruit autour duquel gravite tout.

 

C’est pour lui que les jeunes filles

s’éveillent et, comme un arbre, sortent d’un luth,

pour lui que des garçons rêvent d’être des hommes,

que des adolescents à des femmes confient

des angoisses que nul autre ne peut assumer.

 

 

Etre hypersensible, Rilke a su déceler lors de sa découverte de La Dame ce qui en fait un chef d’œuvre. Créateur lui-même de formes nouvelles en poésie, il saura aussi déceler en Cézanne et Rodin les deux gonds sur lesquels va tourner notre représentation du monde. Il sent cette présence neuve qui sourd des tableaux de l’un, des sculptures de l’autre, « une existence nouvelle entièrement oublieuse de son passé ».

 

Ce que nous lisons là est plus important que certaines théories fumeuses écrites autour de La Dame. Ces lignes de Rilke que nous citons longuement sont un pont entre La Dame telle que la concevait Antoine le Viste et Jean Perréal et la façon dont on doit la recevoir pour en percer le sens profond. Pour la ressentir. Pour ressentir Antoine l’éprouvant dans le silence de son appartement parisien.

 

Après avoir planté le décor d’un Paris où la mort et la violence habitent les rues, les squares, les hôpitaux surtout. L’odeur de la grande ville, où traînent des relents de mort et de peur. Malte y est seul et triste. Abandonné. L’angoisse de Malte est celle de Rilke, d’où sourd tout un charroi de terreurs enfantines, d’inquiétudes adolescentes, de craintes d’un adulte encore à l’orée de son voyage. L’art, à l’image de celui de Rodin fait de force et de tendresse, voilà qui va sauver le malade qui souffre. « J’ai fait quelque chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j’ai écrit».

 

Cela vient, je pense, de ce qu’elles sont fatiguées. Durant des siècles elles ont accompli tout l’amour, elles ont joué les deux parties du dialogue. Car l’homme ne faisait que répéter, et mal. Et il leur rendait difficile leur effort d’apprendre, par sa distraction, par sa négligence, par sa jalousie qui était elle-même une manière de négligence. Et elles ont cependant persévéré jour et nuit, et elles se sont accrues en amour et en misère. Et d’entre elles ont surgi sous la pression de détresses sans fin, ces aimantes inouïes qui, tandis qu’elles l’appelaient, surpassaient l’homme. Qui grandissaient et s’élevaient plus haut que lui, quand il ne revenait pas, comme Gaspara Stampa ou comme la Portugaise, et qui n’avaient de cesse que leur torture eût brusquement tourné en une splendeur amère, glacée que rien ne pouvait plus arrêter. Nous savons de celle-ci et de celle-là, parce qu’il y a des lettres qui se sont comme par miracle conservées, ou des livres de poèmes plaintifs ou accusateurs, ou des portraits qui, dans quelque galerie, nous regardent à travers une envie de pleurer, et que le peintre a réussis parce qu’il ne savait pas ce que c’était. Mais elles ont été innombrables ; celles dont les lettres ont été brûlées et d’autres qui n’avaient plus la force de les écrire. Des matrones qui s’étaient durcies, avec une moelle de délices qu’elles cachaient. Des femmes informes, qui, devenues fortes par l’épuisement, se laissaient devenir peu à peu semblables à leurs maris, et dont l’intérieur était cependant tout différent, là où leur amour avait travaillé, dans l’obscurité. Des femmes enceintes qui ne voulaient pas l’être, et qui, lorsqu’elles mouraient enfin après la huitième naissance, avaient encore les gestes et la légèreté des jeunes filles qui se réjouissent de connaître l’amour. Et celles qui restaient à côté de déments ou d’ivrognes parce qu’elles avaient trouvé le moyen d’être en elles-mêmes plus loin d’eux qu’en nul autre lieu ; et lorsqu’elles se trouvaient parmi les gens, elles ne pouvaient s’en cacher, et rayonnaient comme si elles n’avaient vécu qu’avec des bienheureux. Qui dira combien et qui elles furent ? C’est comme si elles avaient d’avance détruit les mots avec lesquels ou pourrait les saisir.

 

C’est le thème de ce poème, Destin de femme :

 

De même qu’à la chasse, par hasard,

Le Roi boit dans un verre – lequel n’importe ! –

et que son possesseur, en hâte, met à part

cet objet trop glorieux pour y reboire encore :

ainsi le destin, ayant soif, un jour,

porte parfois jusqu’à ses lèvres

quelqu’une que sa pauvre vie, de peur

de la briser, jalousement, ensuite serre

dans la vitrine des objets de prix

(ou censés tels). Et la voici

étrangère, comme une chose prêtée,

qui vieillira et deviendra aveugle

sans qu’elle fût jamais ni rare ni précieuse.

 

Traduction de Maurice Betz

 

Gaspara Stampa : 1523-1554, poétesse italienne.

La Portugaise : religieuse portugaise, héroïne du roman Lettres portugaises paru à Paris en 1669, écrit probablement par Gabriel de Guilleragues, ce que Rilke ne sait pas alors, croyant les lettres écrites par la religieuse franciscaine Marianne Alcoforado à son amant français, le marquis de Chamilly.

 

*

Ce que ressent Rilke avec toute sa grande sensibilité de poète, — peut-être dans la confrontation entre les cinq tapisseries où figurent Mary et Claude souvent en pleurs ou abattues, et celle de Pavie plus martiale où Anne de France est campée fière et combative —, est le besoin pour les jeunes filles et pour les femmes d’un autre destin, d’une autre destinée. C’est l’un des thèmes de ses Lettres à un jeune poète, comme celle de Rome du 14 mai 1904 :

À peine en arrivons-nous aujourd’hui à considérer sans préjugés les rapports d’un être avec un autre. Nos tentatives pour vivre de tels rapports manquent d’exemples qui les guideraient. Et pourtant le passé enferme des ébauches de vie qui ne demandent qu’à aider nos pas hésitants.

La jeune fille et la femme, dans leur développement propre, n’imiteront qu’un temps les manies et les modes masculines, n’exerceront qu’un temps des métiers d’hommes. Une fois finies ces périodes incertaines de transition, on verra que les femmes n’ont donné dans ces mascarades, souvent ridicules, que pour extirper  de leur nature les influences déformantes de l’autre sexe. La femme qu’habite une vie plus spontanée, plus féconde, plus confiante, et sans doute plus mûre, plus près de l’humain que l’homme, – le mâle prétentieux et impatient, qui ignore la valeur de ce qu’il croit aimer, parce qu’il ne tient pas aux profondeurs de la vie, comme la femme, par le fruit de ses entrailles. Cette humanité qu’a mûrie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus. Un jour (des signes certains l’attestent déjà dans les pays nordiques), la jeune fille sera ; la femme sera. Et ces mots « jeune fille », « femme », ne signifient plus seulement le contraire du mâle, mais quelque chose de propre, valant en soi-même ; non point un simple complément, mais une forme complète de la vie : la femme dans sa véritable humanité.

Un tel progrès transformera la vie amoureuse aujourd’hui si pleine d’erreurs (et cela malgré l’homme, qui d’abord sera devancé). L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Plus près de l’humain, il sera infiniment délicat et plein d’égards, bon et clair dans toutes les choses qu’il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.

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*

 

Mais, à présent que tout devient différent, notre tour n’est-il pas venu de nous transformer ? Ne pourrions-nous essayer de nous développer un peu et de prendre peu à peu sur nous notre part d’effort dans l’amour ? On nous a épargné toute sa peine, et c’est ainsi qu’il a glissé à nos yeux parmi les distractions, comme tombe parfois dans le tiroir d’un enfant un morceau de dentelle véritable, et lui plaît, et cesse de lui plaire, et reste là parmi des choses brisées et défaites, plus mauvais que tout. Nous sommes corrompus par la jouissance superficielle, comme tous les dilettantes, et nous sommes censés posséder la maîtrise. Mais qu’arriverait-il si nous méprisions nos succès ? Quoi, si nous recommencions depuis l’origine à apprendre le travail de l’amour qui a toujours été fait pour nous ? Quoi, si nous allions et si nous étions des débutants, à présent que tant de choses se prennent à changer ?

 

Fin juin 1911, place de La Madeleine à Paris, Rilke rencontre une jeune fille : « on sentait que c’était peut-être son dernier jour, qu’elle marchait au bord d’un précipice dans lequel elle tomberait nécessairement si personne ne la retenait… Au cours d’une visite à Cluny, toute son âme s’est mise à bourgeonner et à fleurir ». Il s’agissait de Marthe Hennebert, future Mme Lurçat. L’ayant revue plusieurs fois ensuite, il confie à Lou en 1920 : « Marthe : ce nom a gardé pour moi toutes ses résonances de jadis, mais il n’a pas rejoint mon centre, bien que son élan vers moi fût toujours aussi absolu, aussi puérilement hors d’haleine et un peu plus conscient qu’avant. »

 

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Né à Prague le 4 décembre 1875, il mourra le 29 décembre 1926 au sanatorium de Valmont en Suisse d’une leucémie. Au gué de la mort, il refusa toute thérapie qui eût pu lui éviter les souffrances et toute « assistance ecclésiastique », tout « intermédiaire d’ordre spirituel ... qui serait une offense au mouvement de (son) âme dirigé vers l’Ouvert », avec la volonté de ne pas voir lui échapper « sa propre mort ».

 

Sa dernière lettre, écrite au crayon d’un trait pâle, le lundi 13 décembre 1926, à Lou Andreas-Salomé : « … Et à présent, Lou, je ne sais combien d’enfers, tu sais quelle place j’avais assignée dans mes hiérarchies à la souffrance, la souffrance physique, la vraie grande, fût-ce à titre d’exception et de nouveau retour à l’air libre. Et à présent. Elle me recouvre. Elle me relaie. Jour et nuit ! Où trouver le courage ? … Prochtchaï, dorogaïa moïa : adieu, ma chérie.»

 

Son épitaphe : « Rose, oh reiner Widerspruch, Lust, Niemandes Schlaf zu sein unter soviel LidernRose, ô pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières. » A l’ombre d’un rosier qu’il pria que l’on plante sur sa tombe.

 

Il ne cessa de voyager, arpentant sans cesse « le tapis usé de l’univers » mais en omettant, mystérieusement, les pays de langue anglo-saxonne. Une grande partie de l’Europe, la Russie où Dieu le convainc de Sa présence, l’Afrique du Nord. Ces mots à Lou, le 18 juillet 1903 : « Car, vois-tu, je suis un étranger et un pauvre. Et je ne fais que passer ; mais il faut que tes mains recueillent tout ce qui aurait pu devenir ma patrie, si j’avais été plus fort ». Où trouver « sa » maison quand le climat familial et les souffrances de l’école militaire ont détruit toute sûreté de soi, toute certitude ? « Le monde incertain, maladif qui, derrière moi, s’écroule et, devant moi, n’est pas ». 

 

Les Carnets de Malte Laurids Brigge : un roman « déconstruit » ; l’errance : « c’était des maisons qui n’existaient plus. Des maisons qu’on avait démolies de haut en bas » ; la vraie maison : l’art.

 

Commencés à Rome en 1904, Les Carnets de Malte Laurids Brigge sont achevés à Paris en 1910. Quelques pages y sont consacrées à La Dame à la Licorne, qui débutent le second cahier manuscrit. Ses thèmes récurrents s’y retrouvent : la solitude, l’angoisse, la pauvreté, la mort.

 

Tout comme Malte, Rilke possède (ou bien est-ce l’inverse ?) les qualités du « voyant » qui invite à voir. Le poète – romancier a subodoré un des secrets de La Dame. Son charme décelable mais indicible. Un des dysfonctionnements qui créent fascination chez le spectateur un peu attentif. Le sentiment de l’insaisissable.

 

Rilke est à Paris pour la première fois en août 1902, dans le but d’écrire une monographie sur Auguste Rodin. Il a vingt-sept ans. Sa femme, Clara Westhoff, ancienne élève de Rodin, épousée trois mois après la rupture d’avec Lou, le rejoindra peu après. Une fille est née de cette union dont le prénom est emprunté à l’héroïne adolescente d’un roman de Lou : Ruth.

 

Dès son premier séjour à Paris, Rilke visite les musées : le Louvre, Cluny, le musée Gustave Moreau et les galeries, les expositions, les Salons. Dans La Dame qu’il découvre à Cluny, il ressent, n’en doutons pas, sa conception de l’amour véritable qui ne peut être que malheureux, non exaucé, thème qui dominera la dernière partie de son œuvre à partir de 1910.

 

Quelle place peut tenir ce passage dans cette sorte de « roman familial » que constituent Les Carnets de Malte Laurids Brigge et dont l’écriture a pu faire effet de psychanalyse pour Rilke ? Roman – tapisserie dont le lent tissage de huit années lui a permis de vaincre quelques hantises.

 

Parmi toutes les figures qui gravitent autour de la « sainte famille » et qui construisent le « schéma familial » où vivent des secrets nombreux, parmi les multiples figures féminines (Rilke, qui se souvient par l’intermédiaire de Malte d’avoir été la petite Sophie (sa mère se prénommait Phia = Sophie), n’a-t-il pas porté pendant plusieurs années des vêtements de fille parce que sa mère a été déçue d’avoir eu un garçon  après la mort d’une fille l’année précédant sa naissance ?), apparaît Abelone, « la sœur cadette de maman », la tante donc, mais d’ « une virilité rayonnante et céleste », un ange mâle qui « avait dans sa voix quelque chose de masculin ».

 

Entre tous les fantômes qui hantent ces Carnets, Abelone est le plus réel des personnages. « Et Abelone était là. Belle, ô belle Abelone ! » Mais spectatrice – fantôme, elle le devient quand Malte découvre La Dame à Cluny. « Je me figure que tu es là ; il y six tapisseries, viens passons lentement devant elles. Mais, d’abord, recule un peu et regarde-les toutes à la fois.»

 

Contemporaine du poème La Panthère, la description de La Dame dans les Carnets est empreinte de la même thématique : échapper à l’horreur dionysiaque pour accéder à la sérénité apollinienne.

 

Le texte de Rilke expose ces thèmes. Nostalgie des lieux que l’on se devait de quitter car comment vivre alors. N’était-il pas d’une instabilité chronique ? Lenteur qu’un soupçon de regret agrémente. Gestes quasi figés, un vent immobile anime les oriflammes et les chevelures, tout garde la pose. Le mouvement est pour l’heure suspendu, pour l’heure et pour l’éternité. Mais il est possible, il fut, il sera encore. Il faut se mouvoir lentement devant les tapisseries. Nul n’esquisse des pas rapides, de brusques gestes, des rires seraient inconvenants, inconcevables.

 

Parmi les choses viles de la ville, il est un havre de paix. Cluny, la salle de La Dame, une rotonde aujourd’hui où s’enfantent des songes. Que viennent les jeunes filles, en nombre. Leurs cinq sens en éveil. Jeunes filles en fuite. Loin des châteaux, loin des familles.

 

Dehors une autre vie, sans duchesse ni licorne. La pauvreté, la vie à gagner, les rues sales, les galetas, les filles-mères, toute une pègre : Je voudrais te dire, ma chère Lou, que Paris a été pour moi une expérience analogue à celle de l’Ecole militaire ; de même qu’alors m’avais saisi une grande stupeur angoissée, l’épouvante maintenant s’emparait de moi devant tout ce que l’on, appelle, par un malentendu indicible, la vie… à Lou, le 18 juillet 1903.

 

Ne serait-ce qu’une affaire de jeunes filles, de femmes ? Mais où sont les hommes cachés ? Dans ces arbres, dans ce lion, dans ce mât qui dresse haut le sang de sa race ?

 

Histoire de femmes donc ? Qui souffrent, victimes des hommes, tous pères, frères, amants, maris, grande confrérie d’oiseaux de proies, rapaces aux rapines vives.

 

C’est une tapisserie qui se meut dans le gynécée. Les hommes y ont place non pas émasculés mais animalisés, symbolisés ; les arbres le lion, la licorne, les oriflammes, les animaux. Mais c’est toujours de combat qu’il s’agit. Sourd, fleuri. Des coups secrets dans une jungle fleurie. De quoi tromper la troupe des visiteurs qui ne lisent, comme on les y invite mensongèrement, que bonheur et désir satisfait. Je suis princesse, je joue de l’orgue et chante ; je tresse des couronnes de fleurs pour me parer ; je croque avec gourmandise des friandises exquises ; mirez, mirez, je suis si belle en ce miroir ; je touche à la félicité à l’Olympe de ma vie ; puis, un peu lasse de toutes ces occupations, je vais me retirer sous ma tente où d’autres plaisirs plus intenses m’attendent, avec ou sans mes bijoux, mon amant aura les siens. Quelle belle et douce vie que la mienne ! Une vie de reine !

 

Mais – nous, vous lecteurs et moi-même, nous le savons désormais – rien de cela sous nos yeux de touristes pressés, bernés par de fausses explications qui enlèvent à La Dame sa vérité, donc la force qui toucherait le tréfonds de chacune et chacun.

 

Car chaque visiteur le sent bien, même s’il n’en est pas conscient. La Dame, c’est autre chose que cette bouillie inodore sans saveur qui lui est servie officiellement.

 

Il sent un dysfonctionnement.

 

Alors, La Dame, ce chef d’œuvre mondial, ce n’est que ça ? Un cadeau de mariage, aux cinq sens mièvrement représentés ? Voilà pourquoi ces mines tristes, ces visages plats, sans émotions, que je croise dans la rotonde de Cluny.

 

Mais dites-leur la vérité : Mary, Antoine et toute la smala, et l’entière saga, et vous verrez les visages s’illuminer, chacun fouiller les tentures à la recherche du détail qui ne ment pas et s’incorpore au puzzle géant.

 

Ils n’auront pas vu que des fils entrelacés mais des vies, des amours, des larmes, une bataille, l’Histoire.

 

Et ils repartiront plus riches, car cette vie suspendue aux murs, elle ressemble à la leur faite d’angoisse, de ruptures, de mort, de désirs. Du Désir unique, toison d’or qui vêtirait tous leurs rêves : la Matrice où l’on fut si bien.

 

 

Le poème de Rilke La licorne (Das Einhorn), écrit à Meudon pendant l’hiver 1905-1906, figure dans la première partie du recueil des Nouveaux poèmes (Neue Gedichte). pas directement à l’une des tapisseries exposées au Musée de Cluny. Dans la première strophe apparaît un saint qui ne figure sur aucune des six tapisseries.

Selon August Stahl, il se réfère à une légende indienne de l’épopée du Mahabharata : le fils d’un ermite et d’une gazelle d’origine divine vit retiré dans la forêt et porte une corne sur la tête.

« Le cercle bleu de la légende » peut cependant évoquer l’île ovale de chaque tapisserie.

 

Das Einhorn

 

Der Heilige hob das Haupt, und das Gebet
fiel wie ein Helm zurück von seinem Haupte :
denn lautlos nahte sich das Niegeglaubte,
das weiße Tier, das wie eine geraubte
hülflose Hindin mit den Augen fleht.

Der Beine elfenbeinernes Gestell
bewegte sich in leichten Gleichgewichten,
ein weißer Glanz glitt selig durch das Fell,
und auf der Tierstirn, auf der stillen, lichten,
stand, wie ein Turm im Mond, das Horn so hell,
und jeder Schritt geschah, es aufzurichten.

Das Maul mit seinem rosagrauen Flaum
war leicht gerafft, so dass ein wenig Weiß
(weißer als alles) von den Zähnen glänzte ;
die Nüstern nahmen auf und lechzten leis.
Doch seine Blicke, die kein Ding begrenzte,
warfen sich Bilder in den Raum
und schlossen einen blauen Sagenkreis.

 

 


 

Le 9 juin 1906, Rilke découvre La Dame à la licorne. Il visite le musée de Cluny en compagnie de Madame Frisell et de sa fille en voyage à Paris. Ce même jour, il écrit le poème La Dame à la Licorne qu’il dédie à  Stina Frisell.

 

für Stina Frisell 

 

Zum Gedächtnis gemeinsamen Schauens und Erlebens

vor den Teppichen der edlen Dame aus dem Hause

Le Viste im Hôtel de Cluny. 9. Juni 1906. Paris.

 

 

Pour Stina Frisell 

 

Frau und Erlauchte : sicher kränken wir 

oft Frauen-Schicksal das wir nicht begreifen. 

Wir sind für euch die Immer-Noch-Nicht-Reifen 

für euer Leben, das, wenn wir es streifen 

ein Einhorn wird, ein scheues, weißes Tier, 

 

das flüchtet... und sein Bangen ist groß, 

daß ihr es selber / wie schlank es entschwindet / 

nach vielem Traurigsein erst wiederfindet, 

noch immer schreckhaft, warm und atemlos. 

 

Dann bleibt ihr bei ihm, fern von uns, - und mild 

gehn durch des Tagwerks Tasten eure Hände ; 

demütig dienen euch die Gegenstände, 

ihr aber wollt nur diesen Wunsch gestillt : 

daß einst das Einhorn sein beruhigtes Bild 

in eurer Seele schwerem Spiegel fände.

 

La Dame à la Licorne

Pour Stina Frisell 

En souvenir de la contemplation et de l'exploration communes des tapisseries de la noble dame de la maison Le Viste à l'Hôtel de Cluny. 9 Juin 1906. Paris.

Dame, noble dame : sûrement, nous offensons souvent le destin des femmes que nous ne comprenons pas. Nous, hommes immatures, ne sommes jamais tout à fait prêts pour vous, pour votre vie ; si nous la touchons, elle se transforme en une licorne, timide et blanche,

qui s’enfuit … et sa frayeur est si grande, que vous-même avez provoquée /elle disparaît, si fine /après d’intenses tristesses, elle est toujours inquiète et brûlante, haletante.

Alors, vous restez avec elle, loin de nous – et vos mains
se déplacent délicatement pour les tâches quotidiennes ; et les objets vous servent humblement, mais vous ne voulez atteindre qu’un seul désir :
qu'un jour la licorne trouve son image, apaisée,
dans le profond miroir de votre âme.

La Dame a la Licorne, poème écrit à Paris le 9 juin 1906.

(traduction personnelle)

 

 


La Licorne

 

Oh ! C'est elle, la bête qui n'existe pas.

Eux, ils n'en savaient rien, et de toutes façons

– son allure et son port, son col et même la lumière

calme de son regard – ils l'ont aimée.

 

Elle, c'est vrai, n'existait point. Mais parce qu'ils l'aimaient

bête pure, elle fut. Toujours ils lui laissaient l'espace.

Et dans ce clair espace épargné, doucement,

Elle leva la tête, ayant à peine besoin d'être.

 

Ce ne fut pas de grain qu'ils la nourrirent, mais

rien que toujours, de la possibilité d'être.

Et cela lui donna, à elle, tant de force,

 

Qu'elle s'en fit une corne à son front. L'unicorne.

Et puis s'en vint de là, blanche, vers une vierge,

Et fut dans le miroir d'argent, et puis en elle.

 

 

Rainer Maria Rilke, Les sonnets à Orphée, II, 4, 1922.

Poème écrit comme un tombeau pour Wera Ouckama Knoop
au château de Muzot, entre le 15 et 17 février 1922,

traduit par Armel Guerne.

 

 

O dieses ist das Tier, das es nicht giebt.
Sie wußtens nicht und habens jeden Falls
– sein Wandeln, seine Haltung, seinen Hals,
bis in des stillen Blickes Licht – geliebt.

Zwar war es nicht. Doch weil sie's liebten, ward
ein reines Tier. Sie ließen immer Raum.
Und in dem Raume, klar und ausgespart,
erhob es leicht sein Haupt und brauchte kaum

zu sein. Sie nährten es mit keinem Korn,
nur immer mit der Möglichkeit, es sei.
Und die gab solche Stärke an das Tier,

daß es aus sich ein Stirnhorn trieb. Ein Horn.
Zu einer Jungfrau kam es weiß herbei  –
und war im Silber-Spiegel und in ihr.

 

 

 


 

Rainer Maria Rilke, Annonciation,  La Vie de Marie,

écrit entre le 15 et le 22 janvier 1912 à Duino,

traduit par Stéphane Goldet et Pierre de Rosamel

 

Nicht daß ein Engel eintrat (das erkenn),

erschreckte sie. Sowenig andre, wenn

ein Sonnenstrahl oder der Mond bei Nacht

in ihrem Zimmer sich zu schaffen macht,

auffahren -, pflegte sie an der Gestalt,

in der ein Engel ging, sich zu entrüsten ;

sie ahnte kaum, daß dieser Aufenthalt

mühsam für Engel ist. (O wenn wir wüßten,

wie rein sie war. Hat eine Hirschkuh nicht,

die, liegend, einmal sie im Wald eräugte,

sich so in sie versehn, daß sich in ihr,

ganz ohne Paarigen, das Einhorn zeugte,

das Tier aus Licht, das reine Tier.)

Nicht, daß er eintrat, aber daß er dicht,

der Engel, eines Jünglings Angesicht

so zu ihr neigte: daß sein Blick und der,

mit dem sie aufsah, so zusammenschlugen

als wäre draußen plötzlich alles leer

und, was Millionen schauten, trieben, trugen,

hineingedrängt in sie: nur sie und er ;

Schaun und Geschautes, Aug und Augenweide

sonst nirgends als an dieser Stelle -: sieh,

dieses erschreckt. Und sie erschracken beide.

 

Dann sang der Engel seine Melodie.

 

 

 

 

Elle ne s'est pas effrayée de ce qu'un ange

soit entré (disons-le). Pas plus que d'autres

ne sursautent quand un rayon de soleil ou,

la nuit, un éclat de lune s'insinue dans leur chambre –,

ne s'est pas d'avantage indignée

de la façon dont l'ange se déplaçait ;

Elle n'imaginait guère à quel point c'est difficile

pour un ange, une affaire pareille. (Oh, si on avait su

comme Elle était pure. Il n'y avait pas la biche

qui un jour, couchée dans la forêt,  l'a regardée

et par son regard sur elle, et d'elle sur Elle,

de façon sans pareille a engendré la Licorne,

animal de lumière, animal de  pureté –.)

Ce n'est pas qu'il soit entré, mais que lui,

l'ange, ait penché tout près d'Elle son visage

d'adolescent ; que son regard à lui et celui

avec lequel Elle le regarda s'entrechoquèrent

comme si soudain le vide s'était fait alentours,

et que, ce que des millions d'êtres ont regardé,

entrepris, porté, s'était incarné en Elle : rien qu'Elle et lui ;

regardant et regardé, vision et ravissement,

nulle part ailleurs que là – : hein ! c'est affolant.

Et affolés, ils le furent tous deux.

 

Et puis l'ange entonna son cantique.

 

http://www.lieder.net/lieder/assemble_texts.html?LanguageId=10&SongCycleId=62

 

Texte en allemand :

http://www.zeno.org/Literatur/M/Rilke,+Rainer+Maria/Roman/Die+Aufzeichnungen+des+Malte+Laurids+Brigge