Jean Genet

et La Dame à la licorne

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Genet

 

« D’une certaine façon, les œuvres d’art nous rendraient cons, si leur fascination n’était la preuve – incontrôlable, pourtant indiscutable – que cette paralysie de l’intelligence se confond avec la plus lumineuse certitude. Laquelle, je n’en sais rien. »

Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, Gallimard, 1967.

 

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« Toute œuvre d'art, si elle veut atteindre aux plus grandioses proportions doit, avec une patience, une application infinie depuis les moments de son élaboration, descendre les millénaires, rejoindre, s'il se peut l'immémoriale nuit peuplée de morts qui vont se reconnaître dans cette œuvre d'art. »

 

Jean Genet, L'atelier d'Alberto Giacometti, Fage, 2018, p. 43.

 

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Dans son Journal du voleur, Gallimard, 1949 (p. 29-30), Jean Genet écrit :

" La tapisserie intitulée La Dame à la Licorne m'a bouleversé pour des raisons que je n'entreprendrai pas ici d'énumérer.

Mais, quand je passai, de Tchécoslovaquie en Pologne, la frontière, c'était un midi, l'été. La ligne idéale traversait un champ de seigle mûr, dont la blondeur était celle de la chevelure des jeunes Polonais ; il avait la douceur un peu beurrée de la Pologne dont je savais qu'au cours de l'histoire elle fut toujours blessée et plainte. J'étais avec un autre garçon expulsé comme moi par la police tchèque, mais je le perdis de vue très vite, peut-être s'égara-t-il derrière un bosquet ou voulut-il m'abandonner : il disparut. Ce champ de seigle était bordé du côté polonais par un bois dont l'orée n'était que de bouleaux immobiles. Du côté tchèque d'un autre bois, mais de sapins. Longtemps je restai accroupi au bord, attentif à me demander ce que recelait ce champ, si je le traversais quels douaniers les seigles dissimulaient. Des lièvres invisibles devaient le parcourir. J'étais inquiet. A midi, sous un ciel pur, la nature entière me proposait une énigme, et me la proposait avec suavité.

— S'il se produit quelque chose, me disais-je, c'est l'apparition d'une licorne. Un tel instant et un tel endroit ne peuvent accoucher que d'une licorne.

La peur, et la sorte d'émotion que j'éprouve toujours quand je passe une frontière, suscitaient à midi, sous un soleil de plomb la première féerie. Je me hasardai dans cette mer dorée comme on entre dans l'eau. Debout je traversai les seigles. Je m'avançai lentement, sûrement, avec la certitude d'être le personnage héraldique pour qui s'est formé un blason naturel : azur, champ d'or, soleil, forêts. Cette imagerie où je tenais ma place se compliquait de l'imagerie polonaise.

— Dans ce ciel de midi doit planer, invisible, l'aigle blanc !

En arrivant aux bouleaux, j'étais en Pologne. Un enchantement d'un autre ordre m'allait être proposé.

La Dame à la Licorne m'est l'expression hautaine de ce passage de la ligne à midi. Je venais de connaître grâce à la peur, un trouble en face du mystère de la nature diurne, quand la campagne française où j'errai surtout la nuit était toute peuplée du fantôme de Vacher, le tueur de bergers. En la parcourant j'écoutais en moi-même les airs d'accordéon qu'il devait y jouer et mentalement j'invitais les enfants à venir s'offrir aux mains de l'égorgeur. Cependant, je viens d'en parler pour essayer de vous dire vers quelle époque la nature m'inquiéta, provoquant en moi la création spontanée d'une faune fabuleuse, ou de situations, d'accidents dont j'étais le prisonnier craint et charmé.

Le passage des frontières et cette émotion qu'il me cause devaient me permettre d'appréhender directement l'essence de la nation où j'entrais. Je pénétrais moins dans un pays qu'à l'intérieur d'une image. Naturellement je désirais la posséder mais encore en agissant sur elle. "

 

Jean GENET et La Dame à la Licorne

— Jean Genet est né le 19 décembre 1910 à Paris. Le 28 juillet 1911, sa mère l'abandonne légalement à l'Hospice des Enfants-Assistés à Paris.

— Ce passage de frontière se situe en 1937. Jean Genet avait 26 ans et demi. Je suis la chronologie établie par Albert Dichy. Le 15 octobre 1935, sans attendre la fin du contrat militaire précédent, il en contracte un quatrième pour une durée de quatre ans. Il est alors intégré dans un corps d'élite, le Régiment d'infanterie coloniale du Maroc, à Aix-en-Provence. Mais le 18 juin 1936, il manque à l'appel et est déclaré déserteur quelques jours plus tard.

 

vers 1937 - photographie d'identité

 

" ... enfin ces interminables voyages à travers l'Europe poursuivis dans les haillons, dans la faim, dans le mépris, la fatigue et les amours viciées." (Journal du Voleur)

 

Un long périple d'un an (de juillet 1936 à juillet 1937) de plus de 8 500 km à travers l'Europe lui permet d'échapper aux poursuites :
- Nice.
- l'Italie où il pénètre en juillet sous le nom de " Gejietti ".
- l'Albanie où il est immédiatement arrêté et expulsé.
- la Yougoslavie : arrêté par la police à Belgrade, il est placé durant un mois en résidence surveillée avant d'être reconduit à la frontière italienne.
- Palerme où il tente de s'embarquer pour l'Afrique lorsqu'il est à nouveau arrêté et refoulé.
- l'Autriche : il arrive à Vienne au début de l'hiver 1936 et fait encore l'objet d'une arrestation.
- rejeté vers la Tchécoslovaquie, il se réfugie dans la ville de Brno de Janvier à fin mai 1937. Appréhendé par la police tchèque, il demande l'asile politique. Embarrassées, les autorités locales le confient à la Ligue des droits de l'Homme qui le prend sous sa protection.
- " Mais, quand je passai, de Tchécoslovaquie en Pologne, la frontière, c'était un midi, l'été. "
- en Pologne, il est arrêté à Katowice et emprisonné quatorze jours.
- il traverse l'Allemagne nazie et arrive à Berlin.
- il fait une halte de quelques jours en Belgique, à Anvers et à Bruxelles.
- il arrive finalement à Paris en juillet 1937
.

Albert Dichy & Pascal Fouché, Jean Genet, Essai de chronologie, Bibliothèque de Littérature française contemporaine de l'Université Paris 7, 1988

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Je veux tenter de découvrir les " raisons " pour lesquelles La Dame à la Licorne a " bouleversé " Jean Genet.
Je cherche des pistes d'explication. Je n'explique pas. Je suggère…

En quelle année, à Paris, Jean Genet a-t-il découvert La Dame ? Avant son passage de la frontière entre la Tchécoslovaquie et la Pologne en juillet 1537 ?
soit en 1925 (il a 14 ans et demi), quand il est placé, en avril, chez le compositeur aveugle René de Buxeuil

soit en juin-juillet 1933 (il a 22 ans et demi), quand, libéré de ses obligations militaires le 16 juin, il vient à Paris, rend visite à André Gide et prépare un grand voyage vers l'Afrique.

— Dans La Force des choses, (Tome I, p. 135) Simone de Beauvoir mentionne cette visite en juin 1946, soit 9 ans après l'événement, ce qui explique la présence du terme "Mais" au début du second paragraphe. Il s'agit donc d'une relation très étudiée, un "morceau choisi", que Jean Genet écrit pour relater ce passage de frontière. La signification à donner à chacun des éléments de la relation ne peut être alors tout à fait la même dans les deux hypothèses, avant ou après 1937.

 

Pour l'heure, quatre auteurs m'aideront dans cette recherche :
Agnès Vannouvong, Jean Genet - Les revers du genre, Les Presses du réel, 2010
Edmund White, Jean Genet, Gallimard, 1993, traduction de l'anglais par Philippe Delamare
David Herbert Lawrence, Apocalypse, Desjonquères, 2002, traduction de l'anglais par Fanny Deleuze
Jean-Claude Rolland, Guérir du mal d'aimer, Gallimard, 1998
Jean-Claude Rolland, Avant d'être celui qui parle, Gallimard, 2006

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" les êtres surnaturels prennent racine dans l'angoisse infantile. "
Géza Róheim, La Panique des dieux, p. 130.

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Dans cette scène, Jean Genet, seul, reconstitue oniriquement sous le coup de l'émotion, le décor et l'univers des tapisseries de La Dame :
- la licorne
- les arbres / bouleaux et sapins
- champ de seigle / île fleurie
- aigle / faucon
- lièvres / lapins
- douaniers / lions et autres animaux : genettes, singes, loup, panthères
- la terre de Pologne / la dame = la mère à retrouver
- personnage héraldique, blason naturel / blasons d'Antoine Le Viste
- expression hautaine / maintien " noble ", vêtements et parures des deux jeunes femmes
- énigme, féerie et suavité, mystère de la nature diurne / toute l'atmosphère de la tenture
- pénétrer, posséder / érotisme de certaines scènes

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1- " l'apparition d'une licorne " : " l'archétype féminin "

Agnès Vannouvong (p. 83)

" Chez Genet, les corps, possédés et amoindris, sont des corps perforés. Cette métaphore de la perforation n'est pas étrangère à la sexualité homosexuelle. L'œuvre génétienne suggère toujours une trouée, troué violente des corps, transpercés par les sexes, trouée de l'image, envahie par le brouillard et obscurcie par l'ombre, trouée des corps par une matière brumeuse qui voile les corps. Comme le suggère Roland Barthes à propos de l'œuvre de Pierre Loti, l'œuvre de Genet s'inscrit dans une vaste " épopée sodoméenne ". Lors de cette traversée, le corps perforé revêt une couleur mortifère. Aussi la lame du couteau dans le corps participe-t-elle d'une trouée corporelle. Les exemples se répètent […] Les corps, perforés par un sexe ou par une lame de couteau, n'échappent pas à la mort.
Force est de constater que le corps possédé est associé au corps féminisé, à l'image de Divine. Il ressemble à une femme et excède même l'archétype féminin. "


la licorne, sa mère ?

Pierre Le Colas - La Dame a la Licorne - lithographie


" — S'il se produit quelque chose, me disais-je, c'est l'apparition d'une licorne. Un tel instant et un tel endroit ne peuvent accoucher que d'une licorne. "

" Sans cesse dans ses œuvres de fiction, Genet reviendra sur l'image du jeune voyou qui a été traité durement pendant l'enfance et nourrit un sentiment d'injustice et de frustration, même s'il convenait davantage à son esthétique de le représenter comme un type plutôt que comme une personne réelle et changeante. Genet préférait le projeter sur scène déjà rageur et vulnérable, en ne nous donnant qu'un aperçu de ses humiliations enfantines. Ces cicatrices n'en étaient pas moins essentielles pour Genet, qui voyait en elles l'origine de tout élan artistique : " Il n'est pas à la beauté d'autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu'il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. " (Edmund White, p. 30)

" De même qu'il explorait les virtualités — hautes et basses — de son nom, de même, surtout dans ses romans, il peuplera de visages successifs le cadre vide étiqueté " Mère ".
Peut-être chaque vie exige-t-elle un symbole puissant mais ambigu — fût-il vide — autour duquel elle puisse tourner. La laïcisation de la société et le déclin de l'éducation classique n'ont pas éliminé l'appétit pour de tels symboles, mais seulement leur disponibilité. L'absence d'un langage symbolique commun a contraint les écrivains à transformer leur propre vie en mythologie, Marcel Proust ayant révélé que même les vies les moins aventureuses peuvent être rendues mythologiques. La différence, néanmoins, entre une mythologie personnelle et des mythes collectifs et traditionnels, c'est que les événements n'y surgissent pas tout parés d'un halo, mais doivent être nimbés par l'auteur au fil de son récit, généralement par la répétition, l'insistance - qui transforment le motif en leitmotiv - et un style soutenu. Finalement, le Charlus de Proust est tout aussi tragique que Job ou Œdipe et la madeleine aussi sainte que l'Eucharistie, même si cette intensité n'est pas reçue mais s'élabore. " (Edmund White, p. 17)

 

La genette, à gauche, éloignée de la Dame, la regarde intensément

Cette licorne est peut-être " l'étiquette " que Genet colle dans des instants d'émoi douloureux, d' " émotion " intense, sur cet espace vide nommé " mère ". La licorne est le symbole de la pureté et la légende assure qu'elle ne se laisse approcher que par les vierges et les saints. Sa présence dans l'imagerie religieuse souligne la pureté des personnages qui se tiennent à ses côtés. Dans l'ésotérisme, elle figure le rayonnement solaire et, en alchimie, la double force du solve et du coagula, de dispersion et de rassemblement. C'est bien en un tel état instable de passage que se trouvait Jean Genet sur cette frontière.

 

Jean-Claude Rolland, dans Guérir du mal d'aimer, au chapitre : Les voix chères qui se sont tues, écrit au sujet de Gradiva, une nouvelle publiée en 1903 par l'écrivain allemand Wilhelm Jensen :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Gradiva

" Heureusement, le refoulement n'est jamais totalement réussi ; avec le rêve et la passion qui le déjouent reviennent l'enfant et la trace de son existence. Mais cette trace est ordonnée selon une logique fantasmatique qui lui est propre et que l'on reconstruirait ainsi, faute de sujet pour l'énoncer : " Me rappeler qu'il est mort en le faisant revivre. " C'est donc par une profonde intuition psychologique que Jensen accorde à son héros le pouvoir de résurrection de Gradiva, à partir de son pas et la trace de ce pas dans les cendres du Vésuve. La trace inconsciente est une condensation ; elle inscrit l'événement et sa dénégation Gradiva rediviva. Ainsi est-elle à la source d'un certain fantastique de la fiction, du rêve, de la passion et de l'expérience transférentielle.
Lorsque Norbert contemple le bas-relief dans son cabinet de travail, la jeune fille avance dans les rues de Pompéi, et Jensen note avec soin les détails de sa vision. Freud sut, à cette occasion, établir une juste analogie entre le silence auquel la coulée de lave a réduit l'animation de la cité antique et le gel de sa vie amoureuse auquel l'enfant est condamné par le mécanisme psychique du refoulement. Nous pouvons, à notre tour, être sensibles à l'analogie qui existe entre, d'une part, le bas-relief et son motif funéraire dont l'amoureux déjoue la fatale froideur en l'animant d'une gracieuse démarche et, d'autre part, la trace inconsciente que le rêveur ressuscite en le dotant de tous les attributs de la vie immédiate.
C'est de la même façon que le moi, dans la situation psychothérapique, est invité à rêver. L'expérience transférentielle, tout comme le rêve et la passion, ouvre au moi l'accès à cette autre scène, condamne l'analysant à s'y familiariser, à surmonter l'effroi et la répulsion qu'elle suscite et à en assumer la vision. "

En tant qu'œuvre d'art où Jean Genet a peut-être vu et ressenti la tristesse et la mort, comme le bas-relief au motif funéraire que fixe Norbert, la dame de La Dame à la licorne ne pourrait-elle pas être la mère de Jean Genet ? Sa beauté et sa jeunesse, la majesté de son attitude et la richesse de ses nobles parures, le mystère qui entoure son identité (Le mystère : " ce qui est nécessaire pour qu'il y ait du réel. " René Magritte), ont pu la lui rendre " vivante ".
Le passage de la frontière peut-il être considéré comme une re-naissance, une sortie de la mère, d'où la présence de la licorne symbole de la vie et de pureté, de la création ?

" Ce qui est rêvé dans l'expérience transférentielle, ce qui est visualisé selon un procédé analogue à celui du rêve, ce sont donc les représentations inconscientes d'objet, les restes psychiques des objets d'amour auxquels le sujet a été contraint de renoncer. Dans Deuil et mélancolie, Freud a une formule qui serait aisément banalisable, mais dont il faut soutenir l'étrangeté et la profondeur : " L'épreuve de réalité a montré que l'objet aimé n'existe plus […] et, pendant ce temps, l'existence de l'objet perdu se poursuit psychiquement. " (S. Freud, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Gallimard, 1968, p. 150). " (p. 47)

" La passion hypothétiquement, le transfert à l'évidence dévoilent donc qu'un objet actuel élu, singulier, unique en apparence, n'est que le substitut, le répondant, dans le monde extérieur, de la trace psychique d'un autre objet qui, lui, est perdu. Concevoir la relation d'objet comme étant déterminée par une relation intrapsychique à une trace inconsciente reste scandaleux pour la pensée, même pour la pensée analytique, et l'on doit se rappeler que Lacan, en son temps, dénonça la dérive de la pensée analytique vers une conception trop oblative de la relation d'objet. Par ailleurs, gardons à l'esprit la fameuse formule freudienne : " L'objet n'est pas trouvé, mais retrouvé. " p. 56

 

La genette aux pieds de la Dame

Ce passage de frontière représente aussi une re-naissance : il faut sortir d'un monde et entrer dans un autre, dans la crainte, la douleur, le rouge du sang et la blancheur éclatante du jour après le noir de la ténèbre utérine.
Cette licorne espérée est bien celle admirée sur les tapisseries au musée parisien de Cluny. Plusieurs interprétations font de la dame et de la licorne des personnages religieux. (lire la partie de ce site consacrée à La Chasse à la Licorne)

(Le cheval comme force vivante et symbole vécu apparaît dans le roman de Lawrence, La femme et la bête, Éd. du Siècle, 1932)

 

La Dame à la licorne : une œuvre " suffisante "

Le psychanalyste Jean-Claude Rolland écrit dans Avant d'être celui qui parle des pages (p. 197-200) qui débusquent une sente que nous allons emprunter ensemble :

" L'œuvre d'art, l' " œuvre ", à laquelle une fois rencontrée on revient sans cesse par la pensée, qu'on porte en soi ou qui porte le soi, tient sa puissance de son absolue suffisance. " Suffisance " est un mot ambigu. Beaucoup de ses acceptions au plan psychologique sont péjoratives quand elles désignent des postures de l'être.
Elles témoignent que, dans un renversement pathétique, est niée la menace d'anéantissement que cet être porte en lui. La suffisance a maille à partir avec la mort, elle l'annonce autant qu'elle la contient. C'est pourquoi les êtres suffisants suscitent immédiatement tant d'aversion. Ce n'est pas leur sentiment de supériorité qui nous fait les rejeter. C'est de deviner, sous le linceul de l'arrogance, la silhouette furtive de la camarde. Pour préserver l'étiage ordinaire de nos narcissismes, nous nous écartons d'eux comme de foyers de contamination. Il est bien possible que la rupture d'avec son répondant humain, ainsi induite par l'être en détresse, soit l'une des pièces maîtresses de l'entreprise autodestructrice.

La suffisance de l'œuvre d'art n'échappe pas à cette imminence de la mort ; elle est même dans une filiation encore plus étroite avec elle. Mais le traitement qu'elle lui apporte est à l'opposé radical d'une posture. Elle fait " rendre l'âme " à l'œuvre de mort et transfère la destruction qui est sa force et sa matière dans le mouvement infini d'une construction formelle. Elle déplace - serait-ce d'un fil - et transfigure - serait-ce d'un trait - les conditions nativement restreintes du destin humain. Le grand œuvre qui œuvre dans l'œuvre d'art crée à l'homme un lieu qui ne relève plus de l'espace et un cours qui a rompu toute attache avec la scansion de la mort. Tel celui du fleuve entre source et embouchure, son rythme est l'écoulement infini d'une substance toujours même.

Atopie et achronie de l'œuvre fascinent le moi souffrant des incertitudes et précarités d'un narcissisme ordinaire. Elle ne se contente pas de cumuler le pouvoir transgressif propre à ces deux qualités d'être hors l'espace et de se dérouler hors le temps. Elle les ramasse l'une sur l'autre, comme deux mains se joignent dans le geste d'un " amour fou " se revendiquant crânement de l'éternité. Elle engendre un morceau de réalité qui se définit d'abord comme une unité nouvelle où de l'existence prend forme, où de la vie se déploie, pleine de toutes les forces et de toutes les formes nécessaires à l'animer.

L'unité qui vaut en dernière raison à l'œuvre d'art sa suffisance est ce qui, en premier ressort, fascine celui qui la contemple, pour la raison très vraisemblable qu'il découvre, dans le temps de sa contemplation, les voies de sa propre unification. C'est pourquoi on s'y absorbe, se confondant en elle, la confondant à soi. Voyez la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine dans la scène dite La Création d'Adam : dans la main tendue de Dieu d'où va éclore le premier homme, l'émotion nous saisit de découvrir le geste de notre propre autoreprésentation narcissique. Le geste même par lequel, dans les instants décisifs de notre existence, marqués de la surprise d'un sortir de la nuit, nous nous exposons au monde et lui accordons de s'imposer à nous.

L'unité de l'œuvre d'art est ce grâce à quoi nous existons, en un lieu dont la clôture nous contient sans nous limiter, où nous foulons un sol sur lequel la marche se confond avec l'envolée. Elle est ce grâce à quoi nous habitons un temps qui se rit des catégories du présent-passé-futur, ne connaît que l'expérience, cet éprouvé absolu, éphémère dans sa durée, éternel par la présence qu'il nous offre et l'unification nouvelle qu'il nous accorde.


L'œuvre d'art est donc unique par l'unité nouvelle de vie qu'elle sait créer et par le pouvoir de nous unifier que nous découvrons à la contempler. Aussi lui revenons-nous sans cesse. L'œuvre d'un grand artiste peut se déployer au travers d'une production intense, où tableaux, poèmes, symphonies se succèdent comme autant de variantes de son inspiration. C'est cependant à telle pièce particulière que, singulièrement et obstinément, nous lions notre destinée. La sonate de Vinteuil puis la partition du Tristan de Wagner s'imposent à l'esprit de Marcel Proust face au déchirement intérieur qu'a provoqué en lui le soupçon d'une infidélité d'Albertine. La Vue de Delft lui revient en mémoire lorsque, anticipant la sienne propre, lui parvient la nouvelle de la mort de ce double fictif qu'est pour lui Bergotte. L'écrivain porte en lui ces œuvres comme des objets très précieux auxquels, dans des moments de profond désarroi et comme le dernier recours devant l'effondrement, il peut identifier son moi chancelant. Et Delacroix, dans un temps où il a parfaitement maîtrisé son art, peint une Mise au tombeau " d'après Titien ", comme si, au cœur même d'une création singulière et singulièrement novatrice, le recours - et le retour - à une œuvre déjà créée s'avérait une nécessité identificatoire impérieuse du moi de l'artiste.

De même que, de tous les artistes que nous avons aimés, et indépendamment de la force esthétique objective de leur œuvre, c'est seulement à l'un ou à quelques-uns d'entre eux que nous attachons ce qu'il y a de plus passionné dans notre rapport à l'art, de même c'est seulement à l'une ou à quelques-unes de leurs œuvres que nous nous identifions assez pour engager avec elles une liaison telle qu'elle devient désormais un lieu de vie, où notre moi dépose, comme en un coffre indestructible, les secrets de son identité. "

 

La Dame à la licorne est vraiment une œuvre " suffisante ". D'où sa " puissance " à évoquer et vaincre la mort. L'œuvre et la vie de Jean Genet sont traversées par la mort de façon intense. Une mort maîtrisée dans l' " unification " de son moi.

Et plus loin, p. 212-215, à propos du tableau d'Henri Rousseau, Moi-même, Portrait-paysage, apparaît une analyse qui s'applique très bien à La Dame :

" Attardons-nous sur cette " image " dont la contemplation du tableau fait apparaître des caractéristiques inattendues. Cette image, avons-nous découvert, n'appartient pas au champ du visible, elle n'est pas un produit de la perception, elle se confond avec une réalité très profonde de la vie de l'âme qui se révèle à travers elle. Elle est donc de l'ordre d'une révélation ". Elle est porteuse d'une charge émotionnelle puissante et spécifique, tendancieuse, puis qu'elle appelle, en celui qui la rencontre, des représentations de contenu sexuel ou sexué. Aussi la perception d'un filet rouge dans une flaque d'eau, ou de deux personnages grossièrement appariés, nous a-t-elle évoqué les représentations du féminin et du commerce amoureux.

Or c'est justement là une autre caractéristique de cette image : elle ne se manifeste qu'indirectement par l'effet qu'elle produit sur l'esprit de celui qui l'observe ; comme le reflet dans le miroir d'un être invisible dont nous serions tenus, par ce reflet même, d'affirmer l'existence. Tout repère rationnel ou positif nous est soudainement ôté. Nous sommes devant la réalité la plus étrange : l'image en question s'avérerait le reflet en nous d'une réalité qui resterait invisible à notre regard. Qui nous hante.

Pourquoi donc parler encore d' " image " ? Les caractéristiques que nous en avons dégagées nous conduisent pour l'instant à lui reconnaître un " pouvoir imageant ". Mais l'imaginaire l'ensemble des évocations qu'elle éveille ou féconde dans le moi de celui qui la rencontre suffit-il à ce que nous identifiions cette réalité à la catégorie de l'image ? En quoi est-elle une image ? Mais poursuivons notre chemin, pariant que les doutes qui nous assaillent, là, ne sont que l'expression de la frilosité que nos moi opposent à la pénétration de ce mystère.


Nous lui avons découvert encore une autre caractéristique. Cette image n'est pas une donnée immédiate de la perception, elle est ce sur quoi une expression s'arrête soudain dans son développement. " Arrêt sur image " vient aussitôt à l'esprit. Bien que galvaudée par l'usage, l'expression existe, nous devons faire confiance à la langue et à ce dont elle nous informe. S'arrêter implique que le but du mouvement a été atteint ou qu'un obstacle l'a entravé. L'image pourrait n'avoir que cette matérialité-là d'être un but ou un obstacle ; ce qui s'oppose au mouvement de l'expression et le promeut. De pouvoir ainsi ranger l'image sous le chef d'une force - ou d'une pulsion - portant et déportant l'intention lui ôte une part de son étrangeté mais rien de son mystère.

J'écoute un analysant (me) parler. Dans le dispositif où nous nous trouvons, il ne me voit pas, je ne le regarde pas. La méthode analytique tient son pouvoir de donner à la langue unité et totalité expressive en suspendant l'investissement visuel de la réalité extérieure chez ses deux protagonistes. Soudain son discours s'interrompt. Le silence s'installe, J'écoute maintenant ce silence. Les mots précédemment entendus reviennent sans que je les convoque sur cette scène momentanément désertée de mon écoute. Ils reviennent sur une scène qu'ils n'ont jamais quittée, s'étant rangés sur l'arrière de celle-ci, au fur et à mesure que de nouveaux mots énoncés par l'analysant en occupaient le devant. Et, comme si dans le temps trop fugitif qui leur avait été accordé, ils n'avaient pu accomplir la totalité du jeu dont ils étaient porteurs, voilà que, comme des acteurs changeant de personnage, ils dévoilent, soit individuellement soit dans le ballet de leur regroupement, d'autres figures de leur " être ".

Ces mots donc ont cheminé sur le sol du transfert et ont opéré une transgression ; ils se sont détachés du moi qui les avait prononcés et à l'intérieur duquel ils se fondaient en concepts, en " purs signifiants ". Ils libèrent maintenant leurs signifiés, restituent la matérialité même qui fut la leur, autrefois, aux origines de l'esprit, quand le soleil de l'infantile faisait germer les premiers émois ; quand ces signifiés n'étaient pas dissociables des êtres, aimés ou haïs, qui en jouaient, ni des détails du théâtre du monde où se déployaient ces passions ; quand mot et image ne faisaient qu'un.

Comme le silence en musique ouvre, dans le discours symphonique, les intervalles où se glisse l'image qui l'inspire, mon discours, à la faveur de ce silence de la parole, se peuple des visions inspirées à l'enfant par l'écoute aveugle du " discours amoureux " parental. "

 

2- les fantasmes de noblesse

la noble naissance

Les tapisseries de La Dame ont le port altier d'une aristocratie de haut lignage : lions et licornes tenants d'armoiries, jeunes dames de grande noblesse par l'attitude, le vêtement et les bijoux, chasse au faucon… Jean Genet se rêvait une ascendance noble.

Edmund White écrit p. 16-17 :
" Genet lui-même aimait à fantasmer sur son nom, et cela sur un mode caractéristique. Il était Jean l'évangéliste ; sa dernière œuvre, posthume, Un captif amoureux, était son Apocalypse. Ou encore se prévalait-il de la ressemblance entre son patronyme et celui de la servante de Marie-Antoinette, qui avait suivi la reine en prison Jeanne-Louise Genet Campan.

A Cocteau et à Jean Marais, Genet assura qu'on l'avait baptisé ainsi en souvenir du champ d'humbles genêts où sa mère l'avait abandonné. " Quand je rencontre dans la lande, écrit-il en 1949 dans son roman autobiographique, Journal du voleur, et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais - des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. "

Et il rêvait qu'il était peut-être le roi de ces fleurs, et certainement leur représentant sur la terre. Les fleurs de genêt, dit-il, " sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais ". Se voir lié par son nom à la fois au monde végétal et à Gilles de Rais est typique de l'esprit de Genet, qui recherche les extrêmes en éludant tout ce qu'il y a dans l'intervalle. Gilles de Rais se livrait au sadisme et au satanisme, à l'alchimie et à la magie noire - et avait également été le compagnon d'armes de Jeanne d'Arc. C'était aussi l'ultime défenseur de la souveraineté féodale, En plaisantant à demi, Genet déclara un jour qu'il ne s'était jamais intéressé qu'à quatre femmes : la Sainte Vierge, Jeanne d'Arc, Marie-Antoinette et Marie Curie. Le moins curieux n'est pas le biais par lequel il se relie personnellement, grâce à son nom, à deux de ses personnages, Marie-Antoinette et Jeanne d'Arc. Dans son dernier livre, il se débrouille même pour se représenter en Christ de pietà, sur les genoux de la Vierge Marie.

Dans une note de Journal du voleur, Genet mentionne que Cocteau l'appelait son " genêt [sic] d'Espagne ", un de ces chevaux fougueux qu'aimaient à monter les Trois Mousquetaires. (On trouve une autre allusion au genet d'Espagne dans Le Balcon.) Le narrateur de Miracle de la rose invente cette scène un gardien mariolle affecte de confondre Genet et les Plantagenêt, enterrés dans la prison (jadis abbaye) de Fontevrault où le narrateur, " Genet ", vient d'être expédié pour purger sa peine. Là encore le rapprochement entre l'humble prisonnier et les rois d'Angleterre (dont le nom avait d'abord été porté par Geoffroi, comte d'Anjou, qui arborait une branche de genêt sur son cimier) illustre l'ampleur et la tournure des associations de Genet. "

 

Plus loin, p. 25-26, Edmund White écrit :
" C'était un région où la ménagère tranchait la miche en tremblant d'en couper un trop gros morceau, où l'on pataugeait en sabots dans la boue, où les parcelles étaient minuscules à force de partages entre héritiers, où régnaient les querelles de clocher et où la plupart des gens parlaient un patois incompréhensible aux autres Français et l'on ne parlait pas à Alligny le même qu'à Saulieu ! Rien d'étonnant si, à en croire un dicton populaire : " il ne vient du Morvan ni bonnes gens ni bons vents ".

Les riches menaient, en revanche, grande vie. Ainsi les Chambure, les hobereaux du coin qui demeuraient dans le village de Chaux, près d'Alligny, disposaient d'une vingtaine de domestiques, dont une cuisinière, un valet de chambre, une soubrette, un cocher et sa femme, outre, à l'extérieur, un vacher, un gardien, des palefreniers, des jardiniers et autres hommes de peine. Les Chambure habitaient une vaste demeure récente, bâtie avec les " pierres nobles " d'un ancien château en mine de la région. Un Chambure s'était illustré au dix-neuvième siècle en composant un épais dictionnaire du patois morvandeau.

[…] L'abbé du village, Lucien Charrault " écrivit en 1933 un livre sur le Morvan, dans lequel il dressait obséquieusement l'arbre généalogique de toutes les familles nobles du pays et en particulier celui des Chambure , s'appesantissant sur leurs vertus, citant in extenso leurs vers de circonstance et leurs épitaphes, et énumérant les faveurs qu'ils avaient reçues ou accordées.

La suffisance béate restera pour Genet l'apanage constant de la noblesse, un état de pur bonheur narcissique que les domestiques s'efforcent d'imiter sans jamais pouvoir l'usurper longtemps. Les coloniaux anglais et français des Paravents, Madame des Bonnes, la cour royale des Blancs dans Les Nègres, et jusqu'aux grandes familles palestiniennes corrompues d'Un captif amoureux tous ces aristocrates tirent vanité de leur existence même et s'épanouissent dans la flatterie, l'admiration que leur renvoient leurs inférieurs, comme autant de miroirs.

Genet n'oublia jamais les Chambure ; dans Notre-Dame-des-Fleurs, il dit d'une femme qu'elle a plus de noblesse qu'" un Chambure ".

Il suffit de parcourir ses essais ou le long entretien qu'il accorda au romancier allemand Hubert Fichte pour entrevoir à quel point la culture de Genet était prodigieusement diverse de l'architecture brésilienne au théâtre japonais. Toutes ces connaissances exogènes sont scrupuleusement tenues à l'écart de ses romans, de ses pièces et de ses poèmes, où les références culturelles se limitent pratiquement à I'Eglise et à la noblesse - vocabulaire somptueux, insidieux et toujours ambigu."

 

Edmund White, p. 75 :
" C'est peut-être le deuxième roman de Genet, Miracle de la rose, qui contient la description la plus complète et la plus détaillée qui existe de Mettray à cette époque (les pages consacrées à la colonie représentent la moitié du livre), même si, naturellement, le récit est également déformé par des élans lyriques, en particulier le désir avoué de transmuer une expérience torturante en idylle, mélancolique sans doute mais passionnée.
La tristesse est soulignée d'emblée. Genet indique qu'il arriva pendant l'automne et précise plus loin que cette période brumeuse de l'année est devenue pour lui la saison foncière de sa vie.

" Quand j'arrivai à la Colonie, un soir très doux de septembre, le premier choc me fut causé, sur la route, au milieu des champs et des vignes au moment du soleil couchant, par un chant de clairon […] J'arrivais de la prison de La Roquette et j'étais enchaîné au gardien qui me conduisait. Je n'étais pas revenu de l'horreur, qu'arrêté j'éprouvai, d'être soudain personnage de film, emporté dans un drame dont on ne sait pas la suite affolante puisqu'elle peut aller jusqu'à la coupure de la pellicule, ou son incendie, qui me feront disparaître dans le noir ou dans le feu, mort avant ma mort. "

Dans cette description de sa première impression de Mettray, Genet souligne sa surprise de découvrir que c'était la nature elle-même, et non un mur, qui retenait les jeunes détenus prisonniers. Par la suite, Genet trouvera ce système d'autodiscipline hypocrite et grotesque puisqu'il eût été impossible en tout état de cause d'ériger un mur de trois mètres de haut autour de centaines d'hectares. Au reste, les paysans du coin étaient de connivence avec l'administration de Mettray, d'autant qu'ils recevaient une récompense s'ils capturaient un fuyard. Enfin, les haies de lauriers qui entouraient les logements semblaient "électrisées " à Genet et à tous les autres colons, tant ils étaient hypnotisés par ces limites symboliques :

" Mettray seul bénéficiait de cette prodigieuse réussite : il n'y avait pas de murs, mais des lauriers et des bordures de fleurs; or personne, à ma connaissance, ne réussit à s'évader de la Colonie même […] Nous étions victimes d'un feuillage en apparence inoffensif mais qui, en face du moins osé de nos gestes, pouvait devenir un feuillage électrisé, élevé à une tension telle qu'il eût électrocuté jusqu'à notre âme. "

 

" la somptuosité de son style "

Edmund White, p. 36 :
" Tous ses condisciples mentionnent son amour de la lecture, qui allait de pair avec son attitude distante et efféminée, avec son orgueil et sa conviction d'être supérieur à tout le monde (et peut-être de haut lignage), ainsi que son horreur du travail manuel. " Tranquille ", " renfermé ", " timide " sont les mots qui reviennent dans la bouche de ses anciens camarades. " Il était […] peu souriant, peut-être un peu rêveur, parfois un peu mystérieux ", se souvient l'un d'eux. Dans ses romans, Genet sut préserver le sérieux extasié de ses lectures enfantines. On pourrait même dire que la somptuosité de son style et la souplesse de sa pensée sont les moyens qu'il a choisis pour transmettre au lecteur adulte circonspect le même émerveillement qu'éprouve un enfant quand il se perd dans un livre. L'écriture recherchée, pour paraphraser les remarques de T. S. Eliot sur le style poétique, amadoue le chien de garde de la conscience pour permettre au lyrisme de l'œuvre de pénétrer par effraction dans l'inconscient - ou du moins de l'envahir de lumière. "

 

Mettray et son univers médiéval


Edmund White, p. 88-89 :
" Mais s'il était parfaitement conscient des maux de Mettray, Genet n'en était pas moins reconnaissant envers l'institution qu'elle représentait. Paradoxalement il demeure son apologiste le plus éloquent, peut- être le seul commentateur à y voir, en fait, à la fois une distinction et une famille, ou du moins une tribu.

" Les enfants que nous étions à Mettray avaient déjà refusé la morale habituelle, la morale sociale de votre société parce que, dès notre arrivée à Mettray, nous acceptions très volontiers cette morale médiévale qui fait que le vassal obéit au suzerain, donc une hiérarchie très, très nette et basée sur la force, sur l'honneur, sur ce qu'on appelle encore l'honneur et sur la parole donnée, qui était très importante. Tandis que, maintenant, tout repose sur l'écrit au contraire, sur le contrat signé, daté devant le notaire, devant les syndicats, etc.

 

http://www.tapisseries-damelicorne-huntunicorn.com/IMAGES/genet%202.jpg
à 16 ans, à Mettray

 

[…] La Colonie pénitentiaire de Mettray était une entité si riche, si singulière, avec ses champs, ses bois, avec son cimetière, son histoire et sa légende... J'ose à peine vous parler de moi, mais quand j'y étais enfermé, bois, cèdres, parcs, rivières, champs, prés, étang, cimetière, tout était mien. Paradoxalement, dans l'enfer, j'ai été heureux. J'y ai connu cette morale féodale qui régit les prisonniers dans les bagnes d'enfants encore existants en France. "

Mettray exerça une influence directe sur le destin d'écrivain de Genet : " Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera dessinée par eux, s'ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c'est à Mettray, et à quinze ans, que j'ai commencé d'écrire ". Cette observation est d'autant plus extraordinaire que c'est seulement une quinzaine d'années après que Genet entreprendra son premier travail proprement littéraire. Pour Genet, " écrire " était plus une tournure d'esprit, une manière de mettre de l'ordre dans les émotions fortes, que l'art de ciseler des phrases.

 

portrait présumé de Jean Genet à Mettray

 

Comment organisait-il donc ses sentiments à Mettray ? Exactement comme il ordonnera par la suite ses romans autour des thèmes de l'honneur et de la trahison, de la domination et de la soumission, de l'authenticité et du travestissement, de la fidélité et du flirt. Dans la hiérarchie médiévale de Mettray, Genet apprit à être le page, le mousse, le vassal, et jusqu'à la coquette. C'est là qu'il éprouva pour la première fois le désir vif, intense de la rivalité, de l'amour et de la perte. Nombreux sont les classiques (Le grand Meaulnes d'Alain-Fournier, A Separate Peace de John Knowles, Wilhelm Meister de Goethe) qui relatent la passion, la frustration et, en fin de compte, la désillusion de la jeunesse, mais dans les romans d'apprentissage de ce genre, le héros éprouve et surmonte ses sentiments adolescents, même si cette rupture débouchant sur la maturité apparaît comme une perte d'innocence ou de bonté. Dans les romans de Genet, en revanche, ni le narrateur ni les personnages n'évoluent. L'idée même de "maturité " - valeur bourgeoise prônant l'adaptation au mariage, à la famille et au travail est absente de la littérature de Genet, comme l'est la notion compatible de " sagesse ". Genet (et ses personnages) reste fidèle aux valeurs de Mettray. "

http://fr.wikipedia.org/wiki/Colonie_p%C3%A9nitentiaire_de_Mettray

 

3- les tapisseries millefleurs

la nature

Edmund White, p. 17 :

" A Cocteau et à Jean Marais, Genet assura qu'on l'avait baptisé ainsi en souvenir du champ d'humbles genêts où sa mère l'avait abandonné. " Quand je rencontre dans la lande, écrit-il en 1949 dans son roman autobiographique, Journal du voleur, - et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais - des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. " Et il rêvait qu'il était peut-être le roi de ces fleurs, et certainement leur représentant sur la terre. Les fleurs de genêt, dit-il, " sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais ". Se voir lié par son nom à la fois au monde végétal et à Gilles de Rais est typique de l'esprit de Genet, qui recherche les extrêmes en éludant tout ce qu'il y a dans l'intervalle. Gilles de Rais se livrait au sadisme et au satanisme, à l'alchimie et à la magie noire et avait également été le compagnon d'armes de Jeanne d'Arc. "

 

Une des deux genettes de La Dame

 

l'isolement au sein d'une île

Edmund White, p. 55 :

" Lorsque Genet quitta le village pour entrer dans le monde réel, il était protégé par la solitude inviolable qui l'accompagnait partout, invisible mais réelle, pareille à la cellule invisible et ambulante que Dieu avait accordée à l'une de ses saintes. " Il ne songea plus qu'à observer es marques extérieures de sa douleur, mais puisqu'il ne pouvait la rendre sensible aux yeux des gens, il dut la transporter en soi-même, comme sainte Catherine de Sienne y transportait sa cellule ". Dans son dernier livre, Un captif amoureux, il dira quarante ans après :
" Dieu, qui de rien fit la Terre et le Ciel réussit un autre prodige. À sainte Élisabeth, reine de Hongrie, par sa position de souveraine obligée de se mouvoir dans le faste d'une cour royale, Dieu fit cadeau, construite pour elle seule, à sa taille, à sa mesure, d'une cellule monacale invisible, invisible aux yeux de son mari, à ceux des courtisans, des ministres, des dames de la suite, une cellule enfin personnelle et secrète qui se déplaçait quand se déplaçait la personne de la reine-sainte, que quatre yeux seulement en pouvaient voir les murs intérieurs, les deux de la reine, les deux de Dieu, et les quatre ne faisant qu'un. Ce Cyclope devait baisser sa paupière unique. "

A t-il perçu les îles clunisiennes comme des espaces de liberté, étroits et limités comme la colonie agricole de Mettray ou une cellule de prison, et des lieux d'isolement où tout rêve est possible de réalisation ? Rejeté par la société ou se sentant rejeté, il se décide à la solitude, se retire en lui-même, retrouvant l'attitude d'Arthur Rimbaud et la nécessité d'une écriture neuve pour se différencier et s'affirmer.

 

4- les regards religieux sur La Dame

Jean Genet, élevé par Eugénie Régnier, une " très pieuse mère nourricière ", a eu une éducation religieuse poussée : baptisé à l'église d'Alligny le 10 septembre 1910, il a reçu tout au long de sa petite enfance, une éducation catholique. A 10 ans, il est membre de la chorale et enfant de chœur à l'église. A-t-il lu l'Apocalypse ? En a-t-il une connaissance suffisante, approfondie ? Sa mère adoptive le destine même à la prêtrise.

son prénom … de saint
Jean Genet est né le 19 décembre 1910. Sa mère, Camille Gabrielle Genet, âgée de 22 ans, avait donné à son fils le prénom tout simple de Jean, " comme si le dénuement de sa situation se résumait à ce monosyllabe dépouillé. " (Edmund White)

" Genet lui-même aimait à fantasmer sur son nom, et cela sur un mode caractéristique. Il était Jean l'évangéliste ; sa dernière œuvre, posthume, Un captif amoureux, était son Apocalypse. "

" Lorsque Jean-Paul Sartre intitula sa massive étude Saint Genet comédien et martyr, il songeait à saint Genest, martyrisé sous le règne de Dioclétien. Mais loin de lui avoir été ainsi imposée par Sartre, la sainteté était un attribut que Genet s'était lui-même conféré. Il y voyait un état de triomphe à travers l'humilité, de souffrance et de transcendance. Vers la fin de Journal du voleur, il annonce que ce sera son dernier livre puisque, dit-il, " j'attends que le ciel me tombe sur le coin de la gueule. La sainteté c'est de faire servir la douleur. C'est forcer le diable à être Dieu ". Et dans son livre posthume, Un captif amoureux, Genet joue à se prendre pour une sorte de saint musulman dont les ossements seront partagés entre les Palestiniens avant d'être rassemblés et ensevelis au bord de la mer Morte. " (Edmund White, p. 16-17)

Et page 28 :
" Mes détracteurs ne s'élèveraient pas contre un saint Camus. Pourquoi s'élèvent-ils contre un saint Genet ? Ecoutez... Enfant il m'était difficile sauf si je forçais un peu ma rêverie d'imaginer que j'étais ou que je pourrais devenir président de la République, général, ou n'importe quoi d'autre. J'étais un bâtard, je n'avais pas droit à l'ordre social. Qu'est-ce qui me restait si je voulais un destin exceptionnel ? Si je voulais utiliser au maximum ma liberté, mes possibilités ou, comme vous dites, mes dons, ne connaissant pas encore mon don d'écrivain, si je l'ai ? Il me restait à désirer être un saint, rien d'autre, c'est-à-dire une négation d'homme. […] Vous-même, n'avez-vous pas l'impression que les plus grands saints ressemblent à des criminels, si on y regarde un peu de près ? La sainteté fait peur. Il n'y a pas d'accord visible entre la société et le saint. "

De même que Genet résout son ambiguïté à l'égard de l'Église en conservant la Vierge mais en expulsant le catholicisme, de même ses sentiments ambivalents envers la France se divisaient en haine pour la patrie et amour pour la langue maternelle, si bien que son dégoût de la France qui, dirait-il, comptait moins pour lui que le plus lointain pays du monde, ne l'empêcherait jamais de rester fidèle au français : encore en 1976, il rappelait qu'en écrivant ses romans il avait voulu façonner le langage d'une manière aussi belle que possible et que le reste lui était complètement indifférent. "

Et p. 54-55 :
" Genet indique qu'en écrivant son livre (Notre-Dame-des-Fleurs) ces noms de guerre (de divers travestis) lui sont apparus dans une odeur d'encens, ce qui lui fait penser à la statue de plâtre de la Vierge Marie, dont Alberto était amoureux, et derrière laquelle lui, Genet, cachait une fiole contenant son sperme. Lorsque les tantes se présentent à la barre, écrit Genet, " quelques-unes prononçaient quelques mots épouvantables de précision, comme " Il habitait 8, rue Berthe " ou " C'était le 17 octobre que je l'ai rencontré pour la dernière fois. C'était chez Graff ". La date est celle du départ de Genet d'Alligny, bien que, typiquement, il la lie à Graff, célèbre café homosexuel de Pigalle - " profanation " de Berthe et du village, comme la fiole de foutre est une profanation de la Vierge."

 

Et comment oublier que dans la tradition du Tétramorphe, le symbole de Jean l'Evangéliste est l'aigle (d'où son surnom : " l'Aigle de Patmos"), que nombre d'œuvres ou d'édifices religieux arborent !

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_(ap%C3%B4tre)
http://jfbradu.free.fr/mosaiques/germigny/evangelistes.htm

Se trouvent ainsi réunis dans ce " passage " (géographique et littéraire) :
- le prénom Jean et son caractère sacré et prophétique
- l'aigle blanc, symbolique de l'auteur de l'Apocalypse et de la Pologne
- la parole prophétique d'une apparition merveilleuse, d'une blancheur immaculée, calquée sur le texte biblique

L'espace géographique inter-nations d'un blond beurré et l'espace de la page (peut-être de la couleur de celle que vous lisez en ce moment) sur laquelle Jean Genet écrit sont un même " paysage ", réel en 1937 quand Jean Genet y pénétrait, et mental sous forme d'une image re-convoquée par le souvenir et embellie par l'écriture.

Mais, passée ou présente, cette " image ", " naturellement je désirais la posséder mais encore en agissant sur elle. "

La licorne, démiurge luciférienne car " porteuse de lumière ", de son rostre peut écrire le Logos créateur, comme l'évangéliste son Apocalypse, comme l'écrivain son Œuvre.

 

La licorne est le symbole totalisant le Père créateur, la Mère vierge et aimante, le Fils souffrant et la certitude d'une vie nouvelle…

" Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l'Assistance Publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j'eus vingt et un ans, j'obtins un acte de naissance. Ma mère s'appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J'étais venu au monde au 22 de la rue d'Assas " (Journal du voleur, p. 48). De sa mère, il ne retient que le second prénom : Gabrielle et non son prénom usuel : Camille. Se rejoue ici la scène légendaire de l'Annonciation où l'archange Gabriel vient annoncer à la vierge Marie sa future grossesse due à Dieu. Comme Jésus, voici Jean Genet né d'une vierge et d'un père "inconnu", le Très-Haut ; et raccroché à la lignée de David comme Jésus l'était par Joseph, son père "adoptif".

5- " Dans ce ciel de midi doit planer, invisible, l'aigle blanc ! "

Le blason de la Pologne est blasonné : de gueules à l'aigle d'argent, armée, becquée et couronnée d'or. En Pologne il est communément appelé Aigle Blanc.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Armoiries_de_la_Pologne

Dans ce blason, se retrouvent les trois couleurs : blanc - rouge - or et un animal fabuleux.

Pour D. H. Lawrence (p. 72-73), le blanc est aussi le sang qui agit comme pure lumière blanche, le rouge n'étant que la couleur du sang que lui donne l'hémoglobine des globules rouges.
" Il y a une éternelle correspondance vitale entre notre sang et le soleil ; il y a une éternelle correspondance vitale entre nos nerfs et la lune. Si nous perdons le contact et l'harmonie avec eux, tous deux se retournent contre nous comme deux grands dragons de destruction. Le soleil est une source de vitalité sanguine, il rayonne de force à notre égard. Mais si, une fois, nous lui résistons en disant : " Ce n'est qu'un ballon de gaz ! ", alors la vraie vitalité rayonnante de sa lumière se change en une subtile force désagrégeante et nous défait. De même pour la lune, les planètes, les constellations : ce sont ou nos créateurs ou nos destructeurs, il faut choisir. "

Ce double parallèle entre soleil / sang et nerf / lune se retrouve dans le passage de Jean Genet quand il oppose le " mystère de la nature diurne " et " la nuit … toute peuplée du fantôme de Vacher, le tueur de bergers ".

Plus loin, p. 113-115, D. H. Lawrence revient sur la correspondance païenne du blanc et du sang : " Comment le sang serait-il blanc ? Mais parce que le sang était la vie même, la vraie vie, et le vrai pouvoir vital était d'un blanc éclatant. À l'origine, le sang était la vie ; considéré comme un pouvoir, il était semblable à la lumière blanche. L'écarlate et la pourpre n'étaient que les revêtements du sang : ce sang vif vêtu d'un rouge éclatant, son être même était pure lumière […] Le Grand Jupiter est le soleil, le sang vivant : le cheval blanc. "


Puis, D. H. Lawrence commente ce passage (Apo, 6-2) : " Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc ; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre. "
Souvenons-nous de l'aigle polonais, blanc et couronné d'or sur son champ rouge ; mais aussi de cette mer de seigle dorée, des bouleaux immobiles aux troncs blancs. Pensons à " la peur " du jeune fugitif au sang en plein émoi et la rencontre attendue d'un miracle, pourquoi pas d'une licorne, couronnée de son rostre, qui le relierait à sa mère.

" On rencontre encore et partout le cheval blanc comme symbole. Napoléon lui-même n'en avait-il pas un ? Les anciennes significations déterminent nos actes, même si nos esprits sont devenus inertes.

Mais le cavalier au cheval blanc porte une couronne. C'est le moi royal, c'est mon moi véritable, et son cheval est le mana entier de l'homme, c'est mon propre moi, mon ego sacré, entraîné par l'Agneau dans un nouveau cycle d'action, chevauchant vers les victoires pour vaincre l'ancien moi par la naissance d'un moi nouveau. C'est lui, en vérité, qui va conquérir tous les autres " pouvoirs " du moi. Il chevauche pour vaincre, avec des flèches comme le soleil, et non avec l'épée, car l'épée implique aussi le jugement, et il est mon moi dynamique, mon moi puissant. Son arc est l'arc bandé du corps, comme la lune croissante.

L'action réelle du mythe, ou de l'imagerie rituelle, a été censurée. Le cavalier sur son cheval blanc apparaît puis s'évanouit. Mais nous savons pourquoi il est apparu. Et nous savons pourquoi il a pour parallèle le dernier cavalier au cheval blanc de la fin de l'Apocalypse, qui, lui, représente le divin Fils de l'Homme chevauchant vers la victoire finale sur " les rois ". Les fils de l'homme ordinaires, comme vous et moi, nous chevauchons vers de petites victoires, mais le grand Fils de l'Homme enfourche son cheval blanc après la dernière conquête universelle, et conduit ses armées. Sa chemise est rouge du sang des rois, et sur sa cuisse est inscrit son titre : Roi des Rois. Seigneur des Seigneurs. (Pourquoi sur sa cuisse ? Devinez. Pythagore n'a-t-il pas montré sa cuisse dorée dans le temple ? Ignorez-vous le vieux et puissant symbole méditerranéen de la cuisse ?) Mais de la bouche du dernier cavalier au cheval blanc sort la fatale épée du logos du jugement. Revenons plutôt en arrière, retrouvons l'arc et les flèches de celui qui n'a pas reçu le pouvoir de juger.

Le mythe a été réduit aux purs symboles. Le premier cavalier se contente de partir à l'assaut. Après le deuxième cavalier, la paix est perdue, les conflits et la guerre prennent possession du monde - en réalité, du monde intérieur du moi. Après le cavalier au cheval noir, qui porte la balance pesant les justes mesures et les vraies proportions des " éléments " dans le corps, le pain devient rare, alors que l'huile et le vin ne sont pas touchés. Le pain, l'orge, est ici le corps ou la chair symboliquement sacrifiés — comme l'orge jetée sur la victime dans les sacrifices grecs : " Prends avec toi le pain de mon corps. " Le corps de chair est maintenant réduit à l'état de famine, ravagé. Enfin, avec le cavalier au cheval pâle, le moi ultime, physique et dynamique, meurt de la " petite mort " de l'initié, et nous pénétrons dans l'Hadès, c'est-à-dire dans le monde souterrain de notre être.

Nous entrons dans l'Hadès, le monde souterrain de notre être, car notre corps est à présent " mort ".

Ce passage par l'analyse de l'Apocalypse par D. H. Lawrence me semble intéressante car il s'appuie sur les mythes païens antiques et leur symbolique.

D.H. Lawrence, p. 153-157, écrit :
" A l'époque de l'Apocalypse, le vieux dragon était rouge. Aujourd'hui il est gris. Il était rouge car il représentait un état ancien, les anciennes formes du pouvoir, de la royauté, de la richesse, du faste et du désir. Au temps de Néron, ces anciennes formes de pompe et de convoitise exacerbée étaient vraiment devenues malsaines, elles étaient devenues le dragon nauséabond, le dragon rouge, qui dut céder la place au dragon blanc du Logos. L'Europe n'a jamais connu le dragon vert. Notre ère s'ouvrit avec la glorification du blanc, du dragon blanc. [je souligne] Elle s'achève avec la même vénération sanitaire du blanc, mais le dragon blanc est maintenant un gros ver blanc, sale et grisâtre. Notre couleur, c'est le blanc sale ou le gris.

Mais, de même que notre Logos a commencé par un blanc éblouissant (Jean de Patmos insiste sur ce point, avec les robes blanches des saints) et finit dans un sans-couleur crasseux, le vieux dragon rouge était au début d'un rouge magnifique. Le plus ancien des vieux dragons était rutilant, rouge or et rouge sang, rouge vif, rouge ardent, comme le vermillon le plus aveuglant. Cet éclatant rouge or était la première couleur du premier de tous les dragons, dans un très lointain passé, bien avant l'aube de l'Histoire. Les hommes de ces temps lointains regardaient le ciel, et le décrivaient en termes de rouge et d'or, et non en termes de vert et de blanc éblouissant. En termes de rouge et d'or, et le reflet du dragon sur le visage de l'homme, dans ces temps lointains d'un très lointain passé, exhibait l'éclat d'un vermeil incandescent. Les visages des héros et des chefs héroïques brillaient alors comme des pavots traversés de soleil. C'était la couleur de la gloire : la brillante couleur du sang farouche, qui était la vie même. Le sang rouge, battant et brillant d'un rouge éclat, était le mystère suprême: le sang lent, pourpre, lourd et sombre, mystère royal.

Les anciens rois de Rome, de l'ancienne Rome, qui étaient, en fait, en retard d'un millier d'années sur la Méditerranée orientale, enduisaient leur visage de vermillon pour rendre leur royauté divine. Les Peaux- Rouges de l'Amérique du Nord en font autant. Ils ne sont rouges que grâce à cette peinture de pur vermillon qu'ils appellent " médecine ". Mais les Indiens appartiennent à un stade de culture, et de religion, presque néolithique. Quelles ténébreuses rétrospectives, ces arrivées d'hommes au visage écarlate dans les pueblos du Nouveau-Mexique. Des dieux ! On dirait des dieux ! C'est le dragon rouge, le magnifique dragon rouge.

Mais il a vieilli, et ses formes de vie se sont figées. Même dans les pueblos du Nouveau-Mexique, où les formes de vie anciennes sont celles du grand dragon rouge, le plus grand des dragons, même là les formes de vie sont réellement malsaines, et les hommes y ont une passion pour le bleu, le bleu de la turquoise, pour échapper au rouge. Turquoise et argent, telles sont les couleurs de leur désir. Car l'or appartient au dragon rouge. Dans les temps très anciens, l'or était la matière même du dragon, son corps souple et rayonnant était le reflet précieux de sa gloire ; et les hommes aussi se couvraient d'or tendre en signe de gloire, comme les guerriers égéens ou étrusques dans leurs tombeaux. Ce n'est que lorsque le dragon rouge devint mauvais et que les hommes commencèrent d'aspirer au dragon vert et aux brassards d'argent que l'or perdit son sens glorieux et devint une monnaie. Qu'est-ce qui change l'or en monnaie ? demandent les Américains. Quoi donc, sinon la mort du grand dragon d'or et la venue du dragon vert et argent. L'amour des Perses et des Babyloniens pour le bleu turquoise, celui des Chaldéens pour le lapis-lazuli montrent à quel point ils s'étaient éloignés du dragon rouge. Le dragon de Nabuchodonosor est bleu, c'est une licorne aux écailles bleues et à la démarche altière. Il est hautement civilisé.

 


Dragon de la voie processionnelle - Babylone
604-562 av. n.è. - Nabuchodonosor II
Musée d'Archéologie - Istanbul

http://lecarnetdeburidan.unblog.fr/2008/03/14/exposition-babylone/

 

Le dragon de l'Apocalypse est une bête beaucoup plus ancienne, mais devenue un mauvais génie.
Le rouge demeurait pourtant la couleur royale : le vermillon et le pourpre (qui n'est pas violet mais cramoisi la couleur même du sang vivant) étaient réservés aux rois et aux empereurs. Ils devinrent les couleurs du mauvais dragon. Ce sont celles dont l'auteur de l'Apocalypse revêt la grande prostituée qu'il appelle Babylone. La couleur même de la vie devient celle de l'abomination.

Aujourd'hui, à l'époque du dragon blanc-sale du Logos et à l'âge de l'acier, les socialistes ont repris la plus vieille des couleurs de vie, et le monde entier tremble à la seule idée du vermillon. Pour la majorité, aujourd'hui, le rouge est couleur de destruction. " Rouge égale danger ", disent les enfants. Ainsi le cycle s'accomplit : les dragons rouge et or des Âges d'or et d'argent, le dragon vert de l'Âge de bronze, le dragon blanc de l'Âge du fer, et le dragon d'un blanc-sale, ou dragon gris de l'Âge d'acier : et, enfin, un nouveau retour au premier dragon rutilant.
Chaque époque héroïque se tourne instinctivement vers le dragon rouge ou le dragon d'or, de même que chaque époque non-héroïque s'en détourne. Comme l'Apocalypse, où le rouge et le pourpre sont objets d'anathèmes.
Le grand dragon rouge de l'Apocalypse a sept têtes, chacune couronnée : signe que son pouvoir est en lui-même royal. Les sept têtes sont ses sept vies, autant de vies que l'homme a de natures et qu'il y a de " puissances " dans le cosmos. Ces sept têtes doivent être tranchées, c'est-à-dire que l'homme doit accomplir une nouvelle série de sept conquêtes, sur le dragon cette fois. La lutte se poursuit. "


6- " la création spontanée d'une faune fabuleuse "

les transes, les hallucinations

Edmund White, p. 68 :
" Pendant deux mois, décembre 1925 et janvier 1926, Genet semble avoir suivi un traitement neuropsychiatrique sous la direction du docteur Heuyer peut-être la thérapie que Sartre situe inexactement un peu plus tard, lorsque Genet se trouvait à Mettray. Sartre imagine Genet méditant avec tant d'intensité sur ses souffrances qu'" il tombe parfois dans un ébahissement si profond qu'il en pense perdre connaissance au réfectoire de Mettray il reste la fourchette en l'air, l'œil vague, il oublie de manger. C'est au point que le directeur de la colonie, sur le rapport des surveillants, juge bon de le faire examiner par un psychiatre ". Sartre juge ces rêveries très saines, puisqu'elles pro cèdent de la stupéfaction même de Genet devant les injustices qu'il subit. Cet ébahissement révèle qu'il croit au sens des événements. Pour Genet le monde n'est pas absurde mais plein de significations : " La vie de cet adolescent est une expérience ininterrompue, dans l'horreur, dans la stupeur, dans l'espoir, du Sacré en lui et hors de lui. "

Naturellement ces transes, ces " ébahissements " auraient pu être des crises de petit mal, cette forme mineure d'épilepsie dont sont atteints certains enfants et adolescents et qui dans la moitié des cas disparaît spontanément vers vingt ans. Serait-ce à cause de cette épilepsie que Genet fut hospitalisé pour " une maladie, peut-être assez grave, pas grave, infantile en tout cas " ? Serait-ce la raison pour laquelle il fut deux mois en observation psychiatrique ? Aurait-elle un rapport avec cette fébrilité qui le poussait sans cesse à fuguer, bien qu'il sût que chaque escapade risquait d'aggraver sa situation ?

Et page 72, est relatée l'hospitalisation de Jean Genet à la Petite-Roquette pendant 3 mois, à compter du lundi 8 mars 1926 :
" C'est peut-être à la Petite-Roquette que Genet commença de se droguer à ses propres fantasmes, qu'il commença de se raconter des histoires. Être isolé dans une cellule au cœur de Paris était une situation étrangement provocante. L'isolement, l'oisiveté et le silence obligatoire visaient à menacer les limites de l'ego, à gommer cette frontière incertaine entre le soi et son environnement. Si la personnalité se renforce dans le commerce avec les autres, elle est diluée par la solitude prolongée. Dans ces circonstances, la plupart des gens s'enfoncent si profondément dans des rêveries incontrôlées qu'ils ne font plus de différence entre fantasme et réalité, entre l'imagination et ses inventions. Bien qu'il passe souvent pour un rêveur, l'artiste, paradoxale ment, acquiert une plus grande maîtrise de ses conversations imaginaires que les gens ordinaires. S'il les domine et n'est pas dominé par elles, c'est grâce précisément à l'arbitraire souverain du conteur, libre d'abréger, de répéter, refondre et reformuler ses fantaisies à sa guise. "


7- la mort

les jumeaux

- le compagnon
" J'étais avec un autre garçon expulsé comme moi par la police tchèque, mais je le perdis de vue très vite, peut-être s'égara-t-il derrière un bosquet ou voulut-il m'abandonner : il disparut. "

- les douaniers
" Longtemps je restai accroupi au bord, attentif à me demander ce que recelait ce champ, si je le traversais quels douaniers les seigles dissimulaient. "

Je voudrais voir dans ces deux jeunes hommes et dans ces douaniers que je soupçonne être deux, les deux témoins de l'Apocalypse (11, 1-12) que certains pensent être Moïse et Elie :
" Je donnerai à mes deux témoins le pouvoir de prophétiser, revêtus de sacs, pendant mille deux cent soixante jours. Ce sont les deux oliviers et les deux chandeliers qui se tiennent devant le Seigneur de la terre. Si quelqu'un veut leur faire du mal, du feu sort de leur bouche et dévore leurs ennemis. "

D. H. Lawrence voit en eux " les jumeaux ". (p. 133-134)
" Leurs cadavres restent sur la voie de la grande cité, et les habitants de la terre se réjouissent de voir morts ces deux êtres qui les ont tourmentés. Mais après trois jours et demi, l'esprit de vie venant de Dieu entre en eux, ils se dressent sur leurs pieds, et une voix forte venant des cieux leur dit : " Montez ici. " Ils montent donc au ciel sur une nuée et leurs ennemis les contemplent avec effroi.

Il semble que nous assistions ici au vestige d'un mythe très ancien relatif aux mystérieux jumeaux, " les petits êtres " qui avaient un tel pouvoir sur la nature humaine. Mais les auteurs d'apocalypse, tant juifs que chrétiens, ont occulté ce passage de la Révélation : ils ne lui ont donné aucune espèce de signification.
Les jumeaux appartiennent à un culte très ancien, apparemment commun à tous les peuples européens antiques ; mais il semble qu'il s'agissait de jumeaux célestes, appartenant à la voûte des cieux. Pourtant, quand les Grecs les ont identifiés aux Tyndarides Castor et Pollux, dans l'Odyssée, ils vivaient déjà alternativement au ciel et dans l'Hadès, témoins des deux lieux. Et comme tels, ils peuvent être d'une part les chandeliers ou les étoiles du ciel, d'autre part les oliviers du monde souterrain.

Plus un mythe est ancien, plus il pénètre dans les profondeurs de la conscience humaine et plus variées sont les formes qu'il prend à sa surface. Nous devons nous rappeler que certains symboles, et celui des jumeaux en est un, sont capables de ramener même notre conscience moderne deux, trois, quatre mille ans en arrière, voire plus loin encore. Le pouvoir de suggestion est des plus mystérieux. Il peut ou bien ne pas fonctionner du tout, ou bien reporter l'inconscient en arrière dans une grande embardée cyclique à travers les âges ; il peut aussi s'arrêter en chemin. "

 

Plus avant dans son analyse, p. 137-138, Lawrence précise :
" Ces petits êtres, ces rivaux, sont donc les " témoins " de la vie, car c'est entre leur opposition que pousse l'Arbre de Vie lui-même, à partir de sa racine terrestre. Ils ne cessent de porter témoignage devant le dieu de la terre ou de la fécondité. Et ils ne cessent " d'assigner à l'homme une limite. Dans chaque activité terrestre ou physique, ils lui disent : " jusque-là et pas plus loin ". Ils limitent chaque action, chaque action " terrestre " à son propre champ, et la contrebalancent par une action opposée. Étant les dieux des portes, ils sont aussi ceux des frontières - chacun à jamais jaloux de l'autre, et lui imposant sans cesse des bornes. Ils rendent la vie possible, mais ils la rendent limitée. [je souligne]

Comme les testicules, ils détiennent la balance phallique, ce sont les deux témoins du phallus. Ce sont les ennemis de l'ivresse, de l'extase, de la licence et de la liberté licencieuse. Ils ne cessent de témoigner devant Adonaï. C'est pourquoi les habitants des cités licencieuses se réjouissent quand la bête surgie de l'abîme, qui est le dragon infernal et le démon destructeur du monde ou de l'homme physique, tue enfin ces deux " gardiens ", considérés en Égypte et à Sodome comme des sortes de policiers. Leurs cadavres reposent sans sépulture pendant trois jours et demi : c'est la moitié d'une semaine, la moitié d'un cycle durant lequel les hommes abandonnent toute retenue et toute décence.

Le texte même : " ils se réjouissent, sont dans l'allégresse et s'envoient des présents les uns aux autres ", suggère une Saturnale païenne, comme l'Hermaia en Crète ou la Sakaia à Babylone, la fête du délire. Si c'est ce que l'auteur de l'Apocalypse veut exprimer, cela montre combien il suivait de près les pratiques païennes, car les anciennes Saturnales représentaient la rupture, du moins l'interruption d'une règle ou d'une loi. Cette fois c'est la " loi naturelle" des deux témoins qui est brisée. Les hommes échappent aux lois, même à celles de leur propre nature, pendant un certain temps : trois jours et demi, la moitié de la semaine sacrée, ou une " courte " période de temps. "

le jour VS la nuit

D.H. Lawrence (p. 159-161)
" Les plus anciennes idées de l'homme sont purement religieuses et on n'y trouve pas la moindre notion de Dieu ou de dieux. Dieu et les dieux entrent en scène quand l'homme est " tombé " dans un sentiment de séparation et d'isolement. Les plus anciens philosophes, Anaximandre, avec son Illimité divin et les deux éléments divins, Anaximène, avec son " air " divin, reviennent au grand concept du cosmos dans sa nudité, avant qu'il y eût Dieu. Et pourtant, ils savent tout sur les dieux du VIe siècle, mais cela ne les intéresse pas vraiment. Même les premiers pythagoriciens, qui étaient religieux au sens traditionnel, l'étaient surtout par leurs conceptions des deux formes primaires, le Feu et la Nuit ou le Feu et l'Obscur, ce dernier étant conçu comme une sorte d'air épais ou de vapeur. Ces deux formes étaient le Limité et l'Illimité - la Nuit, l'Illimité, trouvant sa Limite dans le Feu. Ces deux formes primitives, en constante opposition, prouvent leur unité par leur contrariété même. Héraclite dit que toutes choses sont convertibles en feu et que le soleil est chaque jour nouveau. " Frontières entre le levant et le couchant : l'Ourse. Et, face à l'Ourse, est la borne de Zeus le Lumineux. " Zeus le Lumineux figure ici le lumineux ciel bleu ; aussi la frontière de son domaine est-elle l'Horizon, et Héraclite veut probablement dire qu'à l'opposé de l'Ourse, c'est-à-dire en bas, aux antipodes, il fait toujours nuit, et la Nuit vit de la mort du Jour, comme le Jour vit de la mort de la Nuit.

Tel est l'état d'esprit, étrange et fascinant, des grands hommes des Ve et IVe siècles avant J.-C., état d'esprit révélateur de l'ancienne pensée symbolique. La religion tournait déjà à la morale ou à l'extase, et avec les Orphiques, la triste idée " d'échapper à la roue des naissances " avait commencé à abstraire les hommes de la vie. Mais la science primitive est une source de la religion, la plus ancienne et la plus pure. L'esprit de l'homme remontait, là-bas en Ionie, à la plus ancienne conception religieuse du cosmos, à partir de laquelle le cosmos scientifique devait être élaboré. "

 

cette lettre à André Gide (Edmund White, p. 114) :

" JEAN GENET
Poste restante
Barcelona


Ma lettre est insincère, Maître, elle est guindée et ne dit pas la détresse qui est la mienne. Détresse beaucoup plus morale que matérielle. Ah! vous me permettrez de vous écrire un jour très librement, que je puisse vous dire tout mon mal. Je suis gêné par beaucoup de littérature aussi. On parle de vous, beaucoup. Ce matin, j'ai vu dans " Clarisme " un article sur le Gidisme ; on écrit sur vous des volumes. Moi, je ne puis me souvenir que d'une très courte demi-heure avec vous, de la bonté que j'ai vu [sic] dans vos yeux, de votre émotion même (qu'alors je croyais simulée). Vous me demandâtes si j'avais des amis, un ami je n'ai pas un ami.
JEAN GENET "

" Genet ne reçut pas de réponse. Il écrivit cette lettre le 12 décembre 1933 et ne donnait à Gide que jusqu'au 16 pour répondre. Lorsqu'elle parvint à Paris, Gide se trouvait à Lausanne, d'où il ne rentra que le 19, date à laquelle Genet avait probablement déjà quitté Barcelone. C'est un curieux document, l'expression torturée, embarrassée d'un autodidacte qui fait d'étranges fautes de syntaxe en s'empêtrant dans les constructions grammaticales les plus compliquées. En même temps y vibre ce glas qui résonnera d'un bout à l'autre de l'œuvre de Genet. Tous ses écrits parlent de la mort, de l'attente de la mort, des morts auxquels ils sont dédiés, du sentiment d'être déjà mort ; et ne déplore-t-il pas dans cet appel au secours que " ce qui manque c'est la Vie " ? " [je souligne].

 

vers 1937 - photographie d'identité

 

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Retour au texte de Jean Genet

" La tapisserie intitulée La Dame à la Licorne m'a bouleversé pour des raisons que je n'entreprendrai pas ici d'énumérer.

Mais, quand je passai, de Tchécoslovaquie en Pologne, la frontière, c'était un midi, l'été. La ligne idéale traversait un champ de seigle mûr, dont la blondeur était celle de la chevelure des jeunes Polonais ; il avait la douceur un peu beurrée de la Pologne dont je savais qu'au cours de l'histoire elle fut toujours blessée et plainte. J'étais avec un autre garçon expulsé comme moi par la police tchèque, mais je le perdis de vue très vite, peut-être s'égara-t-il derrière un bosquet ou voulut-il m'abandonner : il disparut.

Ce champ de seigle était bordé du côté polonais par un bois dont l'orée n'était que de bouleaux immobiles. Du côté tchèque d'un autre bois, mais de sapins. Longtemps je restai accroupi au bord, attentif à me demander ce que recelait ce champ, si je le traversais quels douaniers les seigles dissimulaient. Des lièvres invisibles devaient le parcourir. J'étais inquiet. A midi, sous un ciel pur, la nature entière me proposait une énigme, et me la proposait avec suavité.

— S'il se produit quelque chose, me disais-je, c'est l'apparition d'une licorne. Un tel instant et un tel endroit ne peuvent accoucher que d'une licorne.

La peur, et la sorte d'émotion que j'éprouve toujours quand je passe une frontière, suscitaient à midi, sous un soleil de plomb la première féerie. Je me hasardai dans cette mer dorée comme on entre dans l'eau. Debout je traversai les seigles. Je m'avançai lentement, sûrement, avec la certitude d'être le personnage héraldique pour qui s'est formé un blason naturel : azur, champ d'or, soleil, forêts. Cette imagerie où je tenais ma place se compliquait de l'imagerie polonaise.

(des oppositions et des points communs)

Midi : le temps du passage du matin au soir
La frontière : le lieu du passage d'un pays à un autre ( "ligne idéale" est une expression technique des douanes qui désigne la frontière)
La naissance : le temps et le lieu de passage de la Mère au Monde

— Pourtant, une anxiété (douaniers) et un bonheur suave
— Et une énigme, un mystère : l'abandon par le compagnon, les douaniers, la nature entière (diurne et nocturne)

— D'où, pour Jean Genet, s'inventer une " ligne (de vie) idéale ", une " histoire " sans blessure et sans plainte :
— une heure idéale : midi
— un lieu idéal : une mer de seigle dorée (seigle/aigle)
— des êtres idéaux pour une re-naissance : mère (mer dorée - eau) — soi-même (héraldique) — nature (à l'acmé de sa force solaire VS nuit — dans la pureté : bouleaux blancs et la virilité : sapins, mais le père de l'autre côté - lièvres ) — faune (aigle, licorne)

bleu - or- vert

 

Blanc

 

Chaleur : midi - été
Couleur : ciel pur - azur - or - beurre
Nature : sapins - lapins - eau

Bouleaux
Aigle blanc
Licorne

Chevelure : blondeur - suavité

Héraldique double :
— personnelle : nature
— polonaise : aigle blanc

 

— Dans ce ciel de midi doit planer, invisible, l'aigle blanc !

En arrivant aux bouleaux, j'étais en Pologne. Un enchantement d'un autre ordre m'allait être proposé.

La Dame à la Licorne m'est l'expression hautaine de ce passage de la ligne à midi. Je venais de connaître grâce à la peur, un trouble en face du mystère de la nature diurne, quand la campagne française où j'errai surtout la nuit était toute peuplée du fantôme de Vacher, le tueur de bergers. En la parcourant j'écoutais en moi-même les airs d'accordéon qu'il devait y jouer et mentalement j'invitais les enfants à venir s'offrir aux mains de l'égorgeur.

Cependant, je viens d'en parler pour essayer de vous dire vers quelle époque la nature m'inquiéta, provoquant en moi la création spontanée d'une faune fabuleuse, ou de situations, d'accidents dont j'étais le prisonnier craint et charmé.

 

Frontière étrangère
France

 

Emotions : inquiétude - peur - trouble
Féerie
Immobilité - silence

Offrande : j'invitais les enfants à s'offrir
Musique

Enigme - mystère de la nature diurne

 

nocturne

 

Vie : eau - apparition - accouché
Souffrance et blessure de la Pologne

Mort : fantômes - tueur - étrangleur
Sacrifice

Vie cachée
Inquiétude
Production d'une faune fabuleuse

Je : prisonnier, craint et charmé
Le pays : une image à posséder, sur quoi agir (passivité VS actif)

 

Le passage des frontières et cette émotion qu'il me cause devaient me permettre d'appréhender directement l'essence de la nation où j'entrais. Je pénétrais moins dans un pays qu'à l'intérieur d'une image. Naturellement je désirais la posséder mais encore en agissant sur elle. "

 

L'étude suivante s'appuie sur l'ouvrage d'Ivan Jablonka, Les vérités inavouables de Jean Genet, Éditions du Seuil, 2004.

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1- Des points communs entre Elle et Lui

Jean Genet, en découvrant les tapisseries de La Dame, ne peut savoir qu'il s'agit de Mary Tudor Brandon (si mon hypothèse est juste).
Mais ressent-il, être à fleur de peau, une parenté entre les deux situations, celle de cette Dame seule et triste, et la sienne qui ne vaut guère mieux ?

Comme lui, Mary a connu :
1- Un abandon précoce
- orpheline très jeune : mort de sa mère quand elle a 7 ans et mort de son père quand elle a 13 ans
- mariage forcé par son frère à Louis XII beaucoup plus âgé qu'elle
- renvoi de sa suite et surtout de sa nourrice par Louis XII quand elle arrive en France
- isolement à Cluny à la mort de Louis XII

2- La solitude et l'angoisse loin de chez elle (allégorie de l'île, pleurs et tristesse sur les visage des tapisseries)

3- Sa noblesse " dévoyée " par des mariages diplomatiques à des hommes qui lui répugnent

Comme Mary, ressent-il l'obligation de rectifier une injustice ?
La tristesse et les larmes de la Dame qu'il voit comme une princesse, voire une reine, lui propose un parallèle avec l'origine qu'il s'est inventée : le nom de la famille " Regnier " qui l'a élevé le " place " dans une double situation opposée : il est à la fois " renié " (par ses parents) et " régnant " (comme un roi, un descendant des Plantagenêt).

 

2- Un être aristocratique

Jean Genet est tourmenté par la gloire qu'il attend :
" La chiromancienne d'une baraque foraine m'a affirmé qu'un jour je serai célèbre. De quelle sorte de célébrité ? J'en tremble. Mais cette prophétie suffit à calmer mon vieux besoin de me croire du génie. Je porte en moi, précieusement, la phrase de l'augure : " Tu seras célèbre un jour. " Je vis avec elle dans le secret, comme les familles […] avec le souvenir étincelant de leur condamné à mort. […] Cette célébrité toute virtuelle m'ennoblit, comme […] une naissance illustre gardée secrète, une barre de bâtardise royale, un masque ou peut-être une filiation divine. " (Le Balcon, p. 340 et p. 344)

Car Jean Genet se veut d'" essence " aristocratique.
" Cette curiosité intellectuelle, cette accession à la culture, cette ouverture d'esprit, cette largeur de vue forment l'armature d'une supériorité sociale qui distingue très nettement le jeune Genet au sein de la communauté villageoise d'Alligny. Placé chez des artisans, il appartenait déjà à un milieu plus riche, plus ouvert, plus évolué. […]
Sous la Troisième République, l'obtention de la mention " Bien " au certificat d'études valait au lauréat une reconnaissance extraordinaire vu l'importance et la solennité de l'événement.
Mais la proximité des Chemelat est un motif d'admiration supplémentaire : Camille Harcq se souvient qu'à treize ou quatorze ans " il avait, je ne sais pas comment dire, une sorte d'élégance. […] On voyait bien qu'il n'était pas de la campagne. Il avait le type d'un monsieur de la ville " ; il dédaignait le patois.
[…] Ces deux appartenances se sont combinées pour assurer à Genet distinction et prestige. Car de même que l'enfant parlait couramment trois langues le patois, le français d'école et l'argot faubourien , de même il maîtrisait les trois cultures correspondantes. Et ses œuvres flamboieront des feux croisés de ces trois univers la féerie champêtre morvandelle alliée à la féodalité légendaire dont les maîtres de la Troisième République nourrissaient l'imagination des écoliers, la culture et la pureté de langue des classiques, l'ironie argotique des faubourgs et des prisons qui suscita l'enthousiasme de la critique dès la parution de Notre-Dame-des-Fleurs. (p. 110-111)

Simone de Beauvoir parle de Jean Genet en ces termes : " Genet était un esprit entièrement libre. A la base de son entente avec Sartre, il y eut cette liberté, que rien n'intimidait, et leur commun dégoût de tout ce qui l'entrave : la noblesse d'âme, les morales intemporelles, la justice universelle, les grands mots, les grands principes, les institutions et les idéalismes. […] De la dureté, il en avait ; cette société dont il avait été exclu dès ses premiers vagissements, il la traitait sans égards […] On ne l'aurait jamais pris pour un autodidacte dans ses goûts, dans ses jugements, il avait l'audace, la partialité, la désinvolture des gens pour qui la culture va de soi. " (La Force de l'âge, Gallimard, 1960, p. 595).

D'où provient ce sentiment " aristocratique " de supériorité ? Ivan Jablonka l'analyse ainsi p. 265-267 :
" Il est remarquable que Genet, brillant élève promis aux plus hautes institutions, frustré dans son désir d'études, réinvente le langage de l'excellence scolaire en le transférant dans l'enceinte carcérale : la prison, telle une institution d'élite, agit sur le délinquant comme " une instance de consécration capable d'opérer une série de coupures magiques dans le continuum social. " (Pierre Bourdieu, Épreuve scolaire et consécration sociale, p. 69).

Le séjour à Mettray a pour Genet la même onction symbolique que la classe préparatoire pour Sartre : lieu d'apprentissage et de consécration, la colonie et la khâgne ont pour mission d'initier les novices et de leur octroyer, les épreuves ayant été franchies avec succès, un titre, une dignité nouvelle grâce auxquels leur noblesse s'instaure et se manifeste pour le restant de leur vie. Détenus à Fontevrault, Harcamone et Divers sont d'abord des anciens de Mettray.

Les mots initiation, anoblissement, imposition, ordination, miracle, titre, sacrement, gloire, prestige, essence supérieure, mots-clés de la langue de Genet, font référence à la noblesse française d'Ancien Régime et à la liturgie magique de l'Eglise, mais aussi, plus obscurément, à la noblesse républicaine d'État et à la " qualification charismatique des novices. " (P. Bourdieu, art. cit., p. 46) que les grandes institutions scolaires françaises opèrent pour les jeunes lauréats de concours, symétriques des adolescents réprouvés de Mettray. " Les colons étaient tous nobles, même les cloches puisqu'elles étaient de la race, sinon de la caste, sacrée. " (Miracle de la Rose, p. 130)
Une fois initiés et investis de leur essence supérieure, les casseurs forment une " aristocratie méprisante ", loin des bourgeois et des ouvriers qui comptent et travaillent (MR p. 38) ; Harcamone a une " nature hautaine, ennemie du sordide " (MR, p. 72) ; le narrateur possède quant à lui " l'élégance simple, l'aisance des désespérés. " (Journal du voleur, p. 197).

Consacré, le voleur devient donc membre d'une aristocratie qui se traduit par un titre, un nom, un port, une attitude, un verbe, et dont sont exclus à jamais les honnêtes gens, paysans cupides de la Touraine, ouvriers aux mains " noires et calleuses " (PF, p. 154), domestiques offertes aux appétits des hommes comme Juliette la boniche. "

3- Un univers empreint de noblesse

Face aux tapisseries de La Dame, Jean Genet a probablement été sensible aux marques de noblesse que l'artiste a rassemblées.
" Genet est sensible aussi à ces accessoires et symboles historiques. Il est bouleversé par la tapisserie de La Dame à la licorne, fasciné par une vieille histoire de Capefigue où " mille noms de chevaliers et barons d'armes " sont consignés et prépare ses cambriolages nocturnes par " une veille d'armes. " (JV p. 31)
" Les appartements rêvés de Genet sont décorés de blasons, d'armoiries, de grimoires et de coffres ; gouverneurs, gens d'armes et princesses en arpentent les couloirs. A l'intérieur de ce Moyen Âge légendaire, honneur est rendu aux légendes elles-mêmes, à leurs élixirs, à leurs fées et à leurs griffons. Culafroy écoute ainsi sa mère raconter que le château breton de ses ancêtres " aurait été construit par Mélusine. " (NDF, p. 220)
Genet veut conter aussi bien " la Saga, le dict de Divine " (NDF, p. 36), que la Légende dorée de Fontevrault, de ses marles et de leurs crimes (MR, p. 121). Le terme de " Légende Dorée " est employé page 356. (p. 187-188)

" À la Révolution française, Genet préfère les corporations, les confréries, le prestige du roi et de ses galères, l'éclat de la cour, l'alliance du trône et de l'autel. La fable médiévale l'entraîne plus loin que les glaciaux règlements des prisons et des usines. A l'industrie du Tiers-Etat, Genet préfère les fastes de la noblesse et du clergé : " La noblesse est prestigieuse. Le plus égalitariste des hommes, s'il n'en veut convenir, subit ce prestige et s'y soumet. Deux attitudes en face d'elle sont possibles : l'humilité ou l'arrogance qui, l'une et l'autre, sont la reconnaissance explicite de son pouvoir. Les titres sont sacrés. Le sacré nous entoure et nous asservit. Il est la soumission de la chair à la chair. L'Église est sacrée. Ses rites lents, alourdis d'or comme des galions espagnols, de sens antique, bien loin de la spiritualité, lui donnent un empire terrestre comme celui de la beauté et celui de la noblesse. " (Notre-Dame-des-Fleurs, p. 214.). Mettray est " une oasis de calme religieux. " (Miracle de la rose, p. 209)

Comme Divine couronnée reine avec son dentier sur la tête, " les colons étaient tous nobles, même les cloches puisqu'elles étaient de la race, sinon de la caste, sacrée. " (MR, p. 130) A Mettray, les familles paysannes sont " ridiculement indigentes à côté des colons luxueux. " (MR, p. 130). Mettray a anobli Genet. " (p. 335)

" Fasciné par les armoiries et les hautes lignées, Culafroy sourit ironiquement " pour faire croire à son mépris pour cette aristocratie, dont le maître d'école disait somptueusement la vanité, chaque fois que l'étude nous ramenait à la nuit du 4 Août ". (NDF, p. 216)
Les maîtres d'école sont des menteurs, comme la République qu'ils idolâtrent, comme les révolutionnaires de 1789 qui prétendaient abattre la tyrannie pour le bonheur de l'homme alors qu'ils rêvaient de s'attifer comme le roi. Pourquoi alors les " hussards noirs de la République " serinent-ils, dans leurs leçons d'histoire, que l'Ancien Régime était une " période de servitude ? " (p. 377)

" Le dégoût de l'hypocrisie démocratique conduit donc Genet vers un passé fantasmé, le Moyen Age des lépreux et des moines, l'Ancien Régime des nobles et des galériens. Si Genet adhère si fortement au modèle de la féodalité, aux raccourcis du blason, à la pompe de la cérémonie, au fétichisme de l'habit, c'est parce que la noblesse, douée de pouvoirs invisibles, forte de talents incorporés dès la naissance, ailée d'une aisance et d'une gratuité sublimes, s'oppose à la laborieuse dignité populaire et républicaine qui doit travailler, acquérir, thésauriser à la sueur de son front pour être considérée. " (p. 378)

 

4- Une atmosphère de féerie

Ainsi, à propos de ses errances à travers l'Europe, il écrira dans le Journal du voleur : " par une certaine disposition naturelle à la féerie, […] j'étais prêt à agir non selon les règles de la morale mais selon certaines lois d'une esthétique romanesque. " (p.54)

 

La flore

Les fleurs, si présentes dans La Dame, appartiennent aussi à l'univers romanesque, poétique et théâtral de Jean Genet. Le motif floral, omniprésent, se retrouve dans deux titres, Miracle de la rose et Notre-Dame-des-Fleurs.
" Derrida a longuement analysé le thème de la fleur chez Genet, glosant sur l'équivalence Genet-genêt (soulignée par l'écrivain lui- même [Dans les mines de Tiffauges, les fleurs de genêt " me rendent au passage un hommage, s'inclinent sans s'incliner mais me reconnaissent " JV, p. 49), le sobriquet " Nano Florane " que le pupille s'était choisi chez René de Buxeuil, le poison du tilleul dans Les Bonnes et la symbolique de la fleur virginale et verginale, le glaïeul étant un glaive, " le phallus, la tige érectile - le style - d'une fleur " [J. Derrida, Glas, p. 29 et passim.].

La fleur est en effet la parure des hommes les plus virils et les plus dangereux. Le Journal du voleur commence d'ailleurs par cet axiome : il existe " un étroit rapport entre les fleurs et les bagnards " (JV, p.9). A Mettray, Genet voit partir une " fleur mâle" qu'on va déflorer (MR, p. 200) et arriver Harcamone, orné d'une grappe de lilas qui lui tombe sur l'œil. La figure de la rose … complète ses atours, puisque la chaîne d'acier qui lie les mains d'Harcamone se transforme en une guirlande de roses blanches (MR, p. 25).

La fleur, Genet l'a découverte dans le Morvan et en Touraine. Pour les idéologues de l'Assistance publique et de Mettray, ces campagnes étaient le conservatoire des valeurs éternelles : les roses du mal que Genet agrafe au col des plus prestigieux criminels sont donc bien peu conformes à celles qu'a voulues le bon M. Demetz.

 

La fleur et le criminel

" L'érotisation du criminel nimbé de fleurs est un procédé constant de sa poésie du mal. Ainsi les crimes d'Harcamone " libérèrent de tels effluves de roses qu'il en restera parfumé. " (MR, p. 59) (p. 137)

" La métaphore paradigmatique de Genet, celle qui compare le criminel à une rose, est fondée elle aussi sur une réunion des contraires, dureté et insensibilité d'un côté, délicatesse et fraîcheur de l'autre : il y a un " étroit rapport entre les fleurs et les bagnards ". (JV, p.9)
Weidmann, Pilorge et Ange Soleil s'alignent comme une " merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs ". (NDF, p. 10)
Miracle de la rose s'ouvre sur la transformation de la chaîne d'Harcamone en une guirlande de roses blanches et s'achève sur l'éclosion, dans le cœur de l'assassin, d'" une rose rouge, monstrueuse de taille et de beauté ", la Rose Mystique. (MR, p. 369)
Comme l'Enfer se manifeste sous l'apparence d'un rosier " chargé de roses soufre. " (MR, p. 141) " Rose " est le premier mot des Paravents.

 

La nature protectrice

Mais la fleur et la campagne offrent toujours au narrateur protection, félicité et réconfort. Une nuit, Genet rêve qu'une locomotive " méchante " le poursuit ; il entend " le halètement proche de la machine " et quitte les rails " pour courir dans la campagne ". Enfin la locomotive s'arrête " gentiment, poliment, devant une petite et fragile barrière de bois que je reconnus comme l'une des barrières fermant un pré appartenant à mes parents nourriciers et où, enfant, je menais paître les vaches. A un ami racontant ce rêve je dis : "... le train s'arrêta à la barrière de mon enfance. " (JV, p. 234, en note)
Ce rêve paraît moins étrange si l'on se souvient qu'au milieu du XIXe siècle le chemin de fer a été considéré par certains conservateurs comme une invention démoniaque par laquelle la ville et l'industrie viendraient dévaster les campagnes jusque-là en paix. La barrière du " champ-les-vaches " où paissent les bêtes des Regnier, c'est la barrière protectrice de l'enfance derrière laquelle Genet a vécu : les directeurs d'agences espéraient précisément que le chemin de fer méchant et, avec lui, les vices des faubourgs et de l'usine s'y briseraient.
La personnification de la locomotive est caractéristique de l'univers romanesque de Genet, qui est un domaine enchanté où le règne des animaux et des objets communique avec celui des hommes. Les métamorphoses et les prodiges y sont chose courante. En se rendant au tribunal, le narrateur interprète les signes ; il prend un Italien près de lui " pour un animal métamorphosé en homme. Je sentais qu'il pouvait devant ce privilège que je lui croyais, à un moment donné, faire de moi, par son simple désir, même non exprimé, un chacal, un renard, une pintade. " (NDF, p. 207)

 

La " faune fabuleuse "

Des animaux extraordinaires peuplent les paysages que le voyageur traverse, à moins que ce ne soient des hallucinations réglées comme celles du Voyant. Un champ de seigle entre la Pologne et la Tchécoslovaquie est parcouru de " lièvres invisibles " ; une licorne va peut-être surgir ; " dans ce ciel de midi doit planer, invisible, l'aigle blanc. " (JV, p. 53)

Cette " faune fabuleuse " (JV, p. 54) n'est pas inquiétante. Au contraire, elle entretient une sorte d'entente avec l'être humain : " Des hirondelles nichent sous ses bras. Elles y ont maçonné un nid de terre sèche. Des chenilles de velours tabac se mêlent aux boucles de ses cheveux. Sous ses pieds, un essaim d'abeilles, et des couvées d'aspics derrière ses yeux. " (NDF, p. 209-210)
A Mettray, ce repaire de l'enfance cruelle, " les fleurs pariaient, les hirondelles […] étaient […] nos complices. " (MR, 120) " Les lianes s'amourachent de vous, vous baisent sur la bouche et vous mangent... Ici les rochers flottent... L'eau sèche..." (Les Nègres, p. 523)

 

Les objets complices

" Les objets s'animent aussi pour favoriser les desseins des hommes audacieux. Ainsi les assassins s'élèvent vers le bourgeois " par quelque escalier d'office qui, complice pour eux, n'a pas grincé. " (NDF, p. 9)
Pour organiser l'évasion d'Harcamone, le narrateur fait un " emploi méthodique du merveilleux " : le criminel passe alors à travers la porte, les fibres du bois et le gâfe endormi. (MR. p. 349-354)
Les êtres humains, s'ils savent leur parler, peuvent entrer en contact avec les choses. Dans Les Paravents, Saïd s'adresse aux cailloux et Leïla ordonne au pantalon de son mari : " Viens, saute sur moi. " (Les Paravents, p.582 et p. 591)
Un " merveilleux gant de pécari ", suspendu en l'air, surveille les ouvriers de Sir Harold. (Les Paravents, p. 589)
Cette atmosphère de féerie se retrouve dans les Illuminations de Rimbaud, mais aussi chez Cocteau, Colette et Brasillach, qui l'associent souvent à l'enfance. Leur animisme met en scène des végétaux et des objets pourvus d'âme. Cette porosité entre les différents règnes unifie la nature qui insuffle à l'enfant son principe vital. " (p. 127-130)

 

 

Trois analyses :

1- Pierre-Marie Héron, « Journal du voleur » de Jean Genet, Gallimard, 2003, p. 120-122 et 141-143.

2- Jean-Luc A. d’Asciano, Petite mystique de Jean Genet. La famille, la mort, le pardon, l’œil d’or, 2007, p. 230-234.

3- Maud Verherve, " Petit tour littéraire des pratiques de frontières : parcours avec Genet, Fuentes et Arenas ", Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, mise en ligne le 18 février 2014 : http://tem.revues.org/2331

 

 

 

 

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