Jean Cocteau

et La Dame à la licorne

 

Jean Cocteau a toujours été intrigué par les êtres de légende comme la « bête », le minotaure et la licorne. En 1947, à la librairie Paul Morihien, à Paris, puis en 1948, à la librairie Elsaesser de Zurich, Cocteau expose des dessins sur ce thème. Il évoque dans la présentation de son exposition le souvenir « des tapisseries à fond rouge (La Dame à la licorne ― Penthésilée) qui « m'a poussé la main et m'a fait mêler la figure humaine et les poils de la bête » et « il n'y a rien d'autre à voir dans cette suite qu'une recherche de ce vrai plus vrai que le vrai, qui reste notre grande étude. »

  

 

L’Allemagne n’est pas non plus inconnue à Jean Cocteau. Ses films Orphée et La Villa Santo Sospir connaissent le succès pendant sa tournée allemande de janvier 1952 et ses dessins, peintures et tapisseries reçoivent un très bon accueil à la galerie Haus der Kunst de Munich.

 

Le directeur du Gartner Theater lui propose de monter un ballet dans la capitale bavaroise. Dès le printemps 1952, Cocteau dicte l'argument au chorégraphe Heinz Rosen installé à l'hôtel Welcome de Villefranche (on ne connaît pas de manuscrit de l'argument de La Dame à la licorne tel qu'il est publié dans les « arguments scéniques et chorégraphiques »), charge le compositeur Jacques Chailley (rencontré par l'entremise de Rosen lui-même) d'écrire la partition et peint la maquette du décor qu’il termine le 15 avril.

« J’ai oublié de noter que le ménage Rosen habitait l’hôtel Welcome à Villefranche et surveillait mon travail pour le ballet La Dame à la licorne. J’ai inventé les détails de l’intrigue et les ai dictés à Rosen. Maintenant je vais lui peindre la maquette du décor. Dans quoi me suis-je embarqué, grand Dieu ! Mais j’ai accepté la première somme et je dois me donner autant de mal de la main gauche que pour un travail de la main droite. » (Le Passé défini I, p. 183, avril 1952)

  

« J’ai terminé le décor de La Dame à la licorne. Lettre de Rosen. Hartman veut monter le ballet à Munich, en avril 1953. Nous partons samedi. Serons dimanche à Milly. » (Le Passé défini I, p. 187, avril 1952)

 

La Dame à la licorne, dessin de Jean Cocteau (1959)

 

Dépêche de Rosen. Dolin s’intéresse au ballet La Dame à la licorne. Je leur ai télégraphié que le mieux serait un rendez-vous à Nice. Je ne peux pas aller à Londres pour le moment. (Le Passé défini I, p. 340)

  

Chailley note dans ses souvenirs : « Cocteau m'expliqua l'idée directrice de son ouvrage, inspiré comme on sait par la célèbre tapisserie du musée de Cluny, et insista sur les prolongements dont il souhaitait envelopper la devise "A mon seul désir" inscrite sur la tente où se tient la Dame de la tapisserie. Pour lui, ce désir était, comme dans beaucoup de ses œuvres, la connexion intime entre l'amour et la mort. » (Chailley, « Mes deux ballets avec Jean Cocteau : souvenirs et témoignages », La Nouvelle Revue française, nos 493-499, juillet-août 1994, p. 182-191)

 

 

« Visite des Bebko avec les projets pour La Dame à la licorne. Je leur ai dessiné et indiqué le volume et le détail des masques. Le fils Bebko veut lâcher sa mère à cause de sa passion pour les films sous-marins. Ce serait encore un atelier qui se désorganise. Et le seul. » (Le Passé défini II, p. 51, 24 février 1953)

 

Cocteau veille de près à la réalisation des décors et des costumes, empreints de simplicité dans leurs formes et dans leurs matériaux. La licorne porte un académique garni de brins de laine formant la crinière et la queue de l’animal.

 

Photo du Centre national du costume

  

« Après le déjeuner Cuttoli, j’irai à Cannes voir un film et je m’installerai au Carlton en attendant que l’Orphée soit habitable. Lundi prochain sans doute. Le Festival s’achève le 29. Je retiendrai les places pour Munich (2 mai). Bebko s’est trompée, envoyant à Munich une tête de carnaval au lieu des petits masques des licornes. Il faudra sans doute repeindre et retailler le tout.

Cannes. Drôle de jury… » (Le Passé défini II, 8 avril 1953) (Jean Cocteau est président du jury du 7e Festival International du film de Cannes.)

 

 

 « Le travail au théâtre ne m’a pas laissé une minute libre pour aller voir les châteaux de Louis II, ces châteaux qui ruinaient la Bavière et qui la relèvent par le nombre des visiteurs.

J’ai dû faire acheter des étoffes et refaire tous les costumes et tout le décor. Les ouvrières n’osaient pas couper les étoffes. Elles les trouvaient trop belles. L’ensemble est très étrange et un peu chinois. J’ai maquillé les artistes en blanc et reconstruit de toutes pièces le lion héraldique, monture du chevalier. La petite Veronika, dans le rôle de la licorne, est étonnante. C’est une véritable actrice. Sa mort émeut. Rosen dont je ne savais rien a inventé une chorégraphie d’une grande noblesse.

Je ne sais ce qu’on pensera ce soir, mais les musiciens en frac sur une petite estrade et dans le décor ont dérouté quelques jeunes qui ne savent plus que c’est une tradition allemande. Celle de Reinhardt, de Kurt Weill, de Piscator. La jeunesse a été coupée de tout par la guerre, comme en France où les jeunes prennent pour du neuf les très vieilles méthodes de Barrault et de Vilar. » (Le Passé défini II, p. 111, Munich, 9 mai 1953)

 

Le compositeur Jacques Chailley fait cohabiter trois styles de musique très différents qui veulent évoquer : ― le Moyen Age finissant et la licorne par une musique « gothique flamboyant » ; ― la Renaissance et le Chevalier au Lion par des Danceries du compositeur Claude Gervaise (1525–1583) dont l'une est reprise intégralement ; ― et le milieu du XXe siècle pour souligner les liens intemporels entre l’amour et la mort. Sur scène, au milieu du décor médiéval et face à l'orchestre, Jean Cocteau demande que soit placée une estrade nue occupée par trois instrumentistes en queue-de-pie moderne (hautbois, viole de gambe, harpe). Cocteau s'en explique ainsi : « c'est une tradition allemande. Celle de Reinhardt, de Kurt Weill, de Piscator. » Dans une lettre à Milorad au moment de la reprise du ballet à Paris en 1959, il se justifie à nouveau : « Et j'ai bien signalé ― en mettant un petit orchestre d'estrade (moderne) sur la scène ― que je ne prétendais pas montrer autre chose qu'une "allusion" à la merveilleuse légende et qu'une esquisse d'après les plus belles tapisseries du monde. » (Lettre du 26 janvier 1959 reproduite dans Jean Cocteau, Lettres à Milorad, Editions Saint-Germain-des-Prés, 1975, p. 103-104)

 

 

 

 

Le 9 mai 1953, le ballet en un acte La Dame à la licorne est créé au Theater-am-Gärtnerplatz de Munich.

 

 

« La Dame a remporté un triomphe. Tout le monde s’embrasse. Veronika soulève de l’enthousiasme. On me rappelle sans cesse avec des acclamations.

Souper du consul et autre souper chez lui. Rentré à cinq heures du matin.

Les Français ne se rendent pas compte que l’Europe se reforme en Allemagne. Lorsqu’ils ont dit les boches ils ont tout dit. Ils restent sur une vieille rancœur d’Alsace-Lorraine. Ils ne se doutent même pas que la Bavière a perdu autant de monde par le nazisme que la France. (Proportionnellement.) Que des Bavarois sont morts dans des camps – que des mères ont eu leurs fis décapités à la hache.

Munich est une capitale des arts. Les bombes ne peuvent détruire cette Stimmung. J’ai visité hier les ruines de l’Opéra où les corneilles logent en haut et, en bas, où stagne une eau profonde. De tout cet immense théâtre, il ne subsiste qu’une nef irréelle, des immeubles en demi-cercle qui furent les loges, une carcasse de ferraille, des tôles et des fils qui se tordent et qui pendent comme la chevelure même de la mort. Eh bien, cette ruine étrange conserve en elle une continuité de chant et d’acclamations, ces acclamations qui ne viennent pas des mains mais du cœur. Les acclamations qui nous ont récompensés hier soir de notre travail.

Un triomphe comme celui d’hier soir on croirait qu’on ne peut y prétendre qu’une seule fois dans sa vie. Chaque fois que je montre un film ou une pièce en Allemagne, je le remporte. La plasticité de l’âme allemande est féminine. Elle épouse la force qu’on lui présente. Refuser ce mariage est un crime et une sottise dans laquelle nos politiciens retombent toujours. » (Le Passé défini II, p. 112-113, 10 mai 1953)

 

 « Ce matin j’étais descendu à la piscine de l’hôtel pour voir les Rosen qui veulent que je fasse un film avec le travail de La Dame à la licorne – film qui pourrait être mieux que La Belle au bois dormant et correspondrait au désir de ballet des producteurs de Londres. » (Le Passé défini II, p. 277, 20 septembre 1953)

 

 « En revenant de Cannes et de Munich, j’ai traversé Paris. Édith Piaf y jouait mon acte. Le soir, au théâtre Marigny, je constatai encore que le public se divise en deux. Le public des fauteuils qui paie trop cher. Le public des galeries qui paie moins cher et n’estime jamais qu’après avoir payé il ne doit plus rien aux artistes.

L’expérience de Vilar et d’Yves Robert à la Rose Rouge prouve que cette division néfaste disparaît dès que les publics se mélangent.

A Munich, le public est le même de haut en bas. Il passe pour « s’asseoir sur ses mains ». C’est ce que les Munichois pensent. Seulement, si un spectacle les arrache de cette réserve, ils l’acclament avec gratitude. Pendant les innombrables rappels qui suivirent La Dame à la licorne je me félicitais d’avoir imaginé ce ballet à l’usage d’une foule apte aux élans que le luxe paralyse. Les femmes qui m’assistaient dans la confection des costumes n’osaient pas couper les étoffes coûteuses. Les peintres qui m’aidaient à peindre le décor ne se souciaient plus des horaires de travail, le public n’applaudissait pas des mains, mais de l’âme. J’avais retrouvé ces noces violentes d’une salle et d’une œuvre avec Orphée à Berlin, Bacchus à Düsseldorf, Œdipus Rex à Vienne.

En outre, la Bavière saigne, elle a connu les camps de concentration du nazisme, les fils décapités à la hache, les bombes qui la massacraient et la délivraient. Elle se relève du désastre sensible et bonne.

Les mannequins de Dior donnaient leur spectacle la veille du nôtre. Ces grandes filles semblent évoluer dans un monde glorieux et ne rien remarquer de ce qui les entoure. Elles remarquent le moindre détail. Elles me racontaient : « Les spectatrices avaient mis leurs plus belles robes. Peu à peu, elles se rendirent comptent que leurs robes ne valaient pas les nôtres et que nos modèles dépassaient leur bourse. Au lieu d’y prendre de l’amertume, elles ne nous en fêtaient que davantage. »

N’est-il pas significatif qu’après avoir ruiné la Bavière les châteaux et les carrosses de Louis II lui rapportent une fortune ?

Ainsi marche le monde. Ainsi sauve le prestige et la poche des peuples le luxe spirituel que le monde traite de fou.

Le luxe est démodé, le luxe a changé de place. Un seul luxe reste valable, le luxe spirituel que l’argent entrave et à quoi toutes les classes doivent pouvoir prétendre. On me demande pourquoi j’ai créé La Dame à la licorne à Munich. La réponse est simple, chez nous, le prix des places empêche une œuvre d’atteindre le public qui est en digne. Je sais bien que les jeunes se privent du nécessaire pour se rendre au théâtre et que la langue internationale de la danse bonde les salles parisiennes et celles de New York. Mais New York souffre d’un déséquilibre entre le luxe de la poche et le luxe de l’esprit.

Dans les nations où la vie est moins chère ce déséquilibre et ce malaise disparaissent.

Le théâtre y reste un cérémonial, une église ouverte à tous. Une masse exacte, attentive, ne juge plus séparément la surprenante et noble chorégraphie de Heinz Rosen, la grâce de Geneviève Lespagnol, la souplesse de Boris Trailine, la puissance mystérieuse de Veronika Mlakar, les motifs du XVIe siècle orchestrés par Chailley, mon décor, mes costumes.

Cette masse attentive voit une licorne blanche mourir parce qu’elle ne peut manger que de la main d’une vierge.

Elle voit une vierge aimer un homme et devenir une dame. Elle voit cette dame perdre sa licorne qui meurt et l’homme qui part. Elle voit la dame seule. Elle voit descendre vers la dame la banderole des tapisseries rouges : « Mon seul désir ». Elle voit le miroir dévirginisé par la corne de la licorne et cette solitude où le seul désir est la mort.

Il me reste à remercier particulièrement Veronika Mlakar, jeune fille yougoslave de dix-sept ans, car il est rare qu’une danseuse débutante bouleverse une salle entière par une longue pantomime et sans l’aide de son visage, masqué, ne laissant sous les projecteurs qu’un pauvre petit cadavre d’animal mythologique. » Jean COCTEAU (Le Passé défini II, p. 377-378)

 

 Au critique du journal Combat qui rend compte du ballet en ces termes : « Les danses composées par M. Heinz Rosen restent sommaires, voire assez pauvres, limitées à un "jeu scénique" proche de la mise en scène, comme en composent habituellement ces maîtres de ballets peu instruits des richesses de la chorégraphie d'Ecole et de l'esprit même de ses transpositions lyriques » (P. Michaut, Combat, 12 mai 1953), Cocteau, prenant la défense de son chorégraphe, répond en publiant une lettre ouverte à Heinz Rosen dans la revue Arts du 5 juin 1953 :

 

 

« Lettre à un chorégraphe par Jean Cocteau

 

Nous avons reçu de Jean Cocteau cette lettre qu’il nous demande de publier et qui rend hommage au talent et au caractère de Heinz Rosen, chorégraphe de La Dame à la licorne. »

 

« Mon cher Rosen,

J’ai appris qu’on avait essayé de vous laisser entendre que je désapprouvais votre travail pour La Dame à la licorne. Je l’ai appris sans surprise, c’est le rythme à la mode, à la mode de chez nous.

Or, non seulement j’approuve votre travail, mais je le déclare admirable. Et je tiens beaucoup à ce que les spécialistes de la danse le sachent.

De vous je ne connaissais rien, sauf votre personne et ce qui en émane. C’est sur votre personne et sur ce qui en émane que j’ai joué.

Je savais que vous aviez monté Visions en masques et Le Bourgeois gentilhomme de Richard Strauss à Bâle, Circuscanteen et Carnaval à Zurich.

La chance ne m’avait jamais permis d’assister à vos spectacles.

Lisez le Journal de Nijinsky. De ce document étrange il s’échappe un amour de l’humanité qui dut être la raison secrète de son génie, il en projetait les ondes, il en rayonnait, il se voulait Dieu pour « avoir pitié du cœur des hommes ».

Lorsque la bonté adopte cette forme d’ivresse, elle devient plus forte que les techniques et que le simple désir de plaire.

De vous et de votre femme la bonté déborde. Elle s’affiche des pieds à la tête. Il est probable que cette bonté active se prouve chorégraphiquement. En outre, en ce qui me concerne, elle épouse si bien mes méthodes que j’eusse, comme dessinateur, signé chacun des gestes de vos artistes.

Une grâce puissante vous empêche de tomber, d’un côté dans les habitudes, de l’autre dans les grimaces du corps, si fréquentes lorsqu’on évite les habitudes.

Dans ce que vous inventez, tout est vif et tout est neuf, rien ne s’acharne à l’être. Votre singularité se déroule sans cet air de recherche qui trompe sur certaines danses modernes.

Un journaliste parisien qui était à Munich apporta l'œil parisien (l'œil encyclopédiste). Il mit naïvement sur le compte d'un manque de culture chorégraphique l'absence de ce que vous vous gardez de faire, avec un tact de premier ordre.

Il résulte de ce tact que votre style ne retombe jamais, que votre écriture faite de membres et de groupes dit toujours ce qu'elle veut dire. Aucune boucle, aucune tache. Le reste arrive de l’âme et gagne les âmes. On croirait que Geneviève Lespagnol, Boris Trailine, Véronica Mlakar, les motifs de Chailley, mon décor, mes costumes parlent une seule langue fort subtile et cependant accessible aux foules. Cela me semble être le comble de la réussite. Car votre ballet émeut. Le sentiment l'y emporte sur l'esthétique. Une statuaire mouvante se sculpte sous la douche des projecteurs. Elle relève de cette dureté douce des poètes.

De poète à poète le travail était facile entre nous.

Rien ne vous rebute à la tâche. Nous vous vîmes corriger la partition d’orchestre de Chailley que son poste à la Sorbonne empêchait de nous rejoindre. Nous vous vîmes convaincre les jeunes filles du corps de ballet de charmer sous des masques. Nous vous vîmes, un danseur étant malade, vaincre votre fatigue et danser vous-même le rôle du peintre dans L’Indifférent.

J’ajoute que la pureté de vos trouvailles me dirigea, m’obligeant à supprimer, arracher, découdre, ne conserver que l’essentiel du lion à traîne du tournoi, des robes et des tuniques. Votre style ne souffre pas la moindre surcharge.

Je pars maintenant pour Rome où je parle à l’exposition de Picasso. Dès mon retour j’espère apprendre que votre triomphe quittera Munich et courra le monde. »

(Lettre écrite de Munich le 9 mai 1953, Le Passé défini II, p. 379-380)

 

 

 

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Cocteau entouré de Boris Trailine, Veronika Mlakar et  Geneviève Lespagnol. Une photo de Horst Giessner (Archives du Theater-am-Gärtnerplatz)

 

Le ballet met en scène la lutte entre deux puissances antagonistes, la Force incarnée par le lion et la Pureté représentée par la licorne et renvoie à la mythologie la plus personnelle du poète.

L´argument de Jean Cocteau développe les rapports entre l’amour et la mort ; il veut donner surtout à voir « cette solitude où le seul désir est la mort ».

Une jeune fille nourrit sa licorne apprivoisée avec des fleurs de lys mais, devenant la Dame, elle cède aux avances du Chevalier au lion. Ainsi, la Force triomphe de la Pureté, Eros rencontre Thanatos et la Dame perd sa virginité.

 

La licorne brise alors le miroir de pureté désormais terni (elle le dévirginise) avec sa corne. Un musicien du petit orchestre brise visiblement du verre. La licorne porte suspendu à sa corne le miroir dont le cadre entoure son visage lorsqu’elle lève sa tête masquée, et, refusant de manger dans la main de la Dame, meurt ; le chevalier abandonne la Dame qui demeure seule. Dans le dernier tableau, elle avance au premier plan, lève le doigt vers une banderole qui descend lentement des cintres et porte l’inscription « À Mon seul désir ». La lumière n’éclaire plus que la main de la Dame et la banderole.

Le ballet, le premier que Jean Cocteau créé hors de France et le dernier représenté de son vivant, connaît immédiatement un immense succès. En septembre 1953, Heinz Rosen propose à Cocteau de tourner un film à partir de son ballet, mais le projet ne connaît aucune suite et ne fait pas une grande carrière.

« Halte du travail, de la pensée, de tout. Malaise qui correspond sans doute au malaise du temps. J’ai passé ma journée d’hier à répondre aux lettres. Téléphone de Lourau qui approuve mon projet de film avec La Dame à la licorne. » (Le Passé défini II, 20 septembre 1953)

 

Avant-propos au livre de Doré Ogrizek, L'Allemagne, Ode, Paris, collection "le monde en couleurs", 1954.

Sauf par le génie de ses poètes, de ses musiciens, de ses peintres, de ses philosophes, je ne connaissais pas l’Allemagne.

Ma première visite fut après la guerre de 40, au milieu des décombres. Je redoutais de me heurter à une attitude dont quatre ans d’épreuves n’avaient donné la crainte.

A peine avais-je posé le pied sur l’aérodrome que je compris combien ma crainte était vaine. Je ne devais rencontrer que des âmes hautes.

S’il m’arrive de parler aux jeunes de mon propre pays, mon travail consiste d’abord à ouvrir leurs visages, à me frayer une route. Au Marmer Haus de Berlin, en face de la jeunesse étudiante, je constatai que toutes les figures étaient grandes ouvertes et j’osai improviser en allemand. Lorsqu’un mot me manquait, on riait et on me l’envoyait de la salle. Il est vrai que je ne me présentais pas sous l’enseigne de la propagande, que je ne travaillais pas mes paroles, que je me livrais sans contrôle. C’est, je le suppose, la présence d’un homme entièrement libre qui me valut ma réussite auprès des jeunes hommes sortant d’une longue contrainte.

Toute cette jeunesse détestait les bottes. Elle vivait sous le signe du célèbre poème : « Prenez la truelle et laissez tomber le vieux couteau. »

Les ruines ajoutaient à Berlin une profonde poésie. Elles le dépaysaient, l’humanisaient, lui conféraient du rêve. Les unes ressemblaient à quelque dessin de Victor Hugo, les autres à quelque décor de Hubert Robert. On y bâtissait sans vacarme et mon hôtel se reconstruisait en silence autour de ma chambre. J’y montais entre des échafaudages.

Je le répète, dès l’aérodrome, je renouai avec l’Allemagne de ma jeunesse et celle de mon enfance, lorsque j’apprenais à lire dans Struwwelpeter, Max und Moriss, Le Roi des aulnes.

On dira que ma folie de concorde m’aveugle et que toute une Allemagne est fort différente de celle qui m’ouvre ses portes. C’est possible. Je refuse de l’apprendre. En ce qui me concerne, ce n’est que le sentiment qui compte et les chapitres de mon Tour du monde me prouvent la justesse du premier coup d’œil. C’est ensuite qu’on s’embrouille, à la longue.

A Berlin, à Hambourg, à Munich, à Düsseldorf, où me conduisirent mes spectacles, je constatai un désarroi de la jeunesse. Mais ce désarroi provoquait comme une famine spirituelle, à l’inverse d’un dégoût provoqué par une trop grande abondance des nourritures de l’esprit. Cette jeunesse avait eu faim par le ventre et maintenant elle avait faim par les yeux, les oreilles et le cœur. Elle n’avait pas eu la chance du désordre d’après 14, où de hautes trouvailles naquirent de la difficulté. Elle souffrait de la solitude entre les désastres d’une idéologie et le mur inhumain des grosses reprises industrielles.

Chaque fois que je revenais d’Allemagne, soit après mon exposition de Munich et le ballet de La Dame à la licorne soit après Orphée à Berlin, soit après Bacchus à Düsseldorf, je ne rapportais pas à Paris un de ces succès personnels qui comptent peu, mais la certitude que tant de bonne grâce s’adressait à la France. Je n’en étais que le prétexte. On avait beau me répéter : « Soit, mais en Allemagne, une poigne suffit à tuer dans l’œuf un enthousiasme de la veille. » Jusqu’à nouvel ordre je m’obstine à saluer la jeunesse étudiante allemande d’après la guerre comme le plus sérieux et le plus sensible des publics.

Le livre que je préface remuera l’énigme de nations voisines dont les couleurs ne peuvent se mélanger sans dommage. Il dira surtout le charme pour chacune de ces couleurs d’admirer et d’aimer l’autre et que le mélange se peut produire dans un règne où les couleurs s’annulent au bénéfice d’une lumière dont l’échange n’a jamais rien éclairé que de noble.

 

Jean COCTEAU » (Le Passé défini III, p. 342-344)

 

 

« Les Rosen ont déjeuné. Ils nous racontent l’immense succès de La Dame à la licorne en Argentine. Ils le disent supérieur au succès de Munich, ce que je ne croyais pas possible. Même succès à Berlin où le ballet entre au répertoire. (Et la France qui pourrait monter le ballet ne le monte pas.) »

 

Pour cause de grève, le ballet ne peut être donné en octobre 1957 pour fêter la fin de la restauration du théâtre de Versailles. Il est présenté à l´Opéra de Paris le 28 janvier 1959. On y retrouve la chorégraphie de Rosen et la musique de Chailley, mais la distribution est différente : Liane Daydé tient le rôle de la Licorne, Michel Renault celui du Chevalier et Claude Bessy celui de la Dame. Si l'accueil est plus partagé qu'à Munich, Cocteau note que « la régie enregistre vingt-huit rappels (inconnu dans les annales du Ballet d'opéra). (Lettres à Milorad, pseudonyme de Léo Dilé, écrivain, traducteur et correspondant de Jean Cocteau, p. 104)

 

https://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=216

 

http://munichandco.blogspot.fr/2016/01/en-1953-jean-cocteau-creait-la-dame-la.html

 

Jean Cocteau, Le Passé défini : Journal, Gallimard

Tome 1 : 1951-1952 (paru en 1983)

Tome 2 : 1953 (paru en 1985)

Tome 3 : 1954 (paru en 1989)