LE PRINTEMPS

de Sandro BOTTICELLI

 

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A tant regarder cette œuvre de Sandro Botticelli, l'atmosphère que je lis, le climat que je ressens sont ceux de la tristesse et d'une certaine acceptation. Aucune joie ne m'apparaît, aucune " secousse " printanière revivifiante. Seul, un léger apaisement dans le visage de "Flore", une bouche qui s'entrouvre, un regard direct et franc, des fleurs coupées en avalanche. Une résurrection ?

Mon interrogation primordiale est de déterminer si ce tableau dépeint " l'amour dans un printemps revenu " dans une circularité et une sécabilité du temps ou bien " la mort et une résurrection vainement espérée " dans une négation du mouvement continu du temps.

Car chacun des personnages, selon moi, cache bien son " je ". Vénus ou Proserpine ? Cupidon ou le fils de la Mort ? Les Grâces ou les Charites ?

Rien ne permet d'affirmer que le tableau a été peint pour pour l'éducation de Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis (1463-1503) âgé de 15 ans en 1478 ou le mariage de ce même cousin et de Sémiramis Appriani. Drôle de cadeau de mariage à bien y regarder ! Surtout qu'il a été peint sur une période indéterminée de 4 ou 5 ans, entre 1478 et 1482. Il a pu appartenir à Laurent le Magnifique jusqu'à sa mort en 1492 et se retrouver par héritage en 1499 au Palazzo Medici-Riccardi à Florence dans une antichambre attachée aux chambres de Lorenzo di Pierfrancesco.


La mort et l'amour lié à l'enfantement

puisent souvent aux mêmes symboles.

 

Dans Le Banquet de PLATON, Agathon oppose à Phèdre que le dieu Eros est le plus jeune des dieux parce qu'il est toujours naissant sous les traits d'un enfant :

" Il me semble que ceux qui ont parlé jusqu'ici ont moins loué l'Amour que félicité les hommes du bonheur qu'il leur donne ; mais le dieu même à qui on doit ce bonheur, nul ne l'a fait connaître. Et cependant la seule bonne manière de louer est d'expliquer quelle est la chose en question et quels effets elle produit. Ainsi dans cet éloge de l'Amour nous devons dire premièrement quel il est, et parler après de ses bienfaits. Or, j'ose affirmer que de tous les dieux qui jouissent du suprême bonheur, l'Amour, s'il est permis de le dire sans crime, est le plus heureux, comme étant le plus beau et le meilleur. Je dis le plus beau, et voici pourquoi : d'abord, ô Phèdre, c'est qu'il est le plus jeune, et lui-même le prouve bien, puisque dans sa course il échappe à la vieillesse, qui pourtant, on le voit, court assez vite, plus vite au moins qu'il ne faudrait. L'Amour la déteste et se garde bien d'en approcher, même de loin ; mais il accompagne la jeunesse, il se plaît avec elle : car, suivant l'ancien proverbe, chacun s'attache à son semblable. Ainsi d'accord avec Phèdre sur d'autres choses qu'il a dites, je ne saurais convenir avec lui que l'Amour soit plus ancien que Saturne et Japet ; je soutiens au contraire qu'il est le plus jeune des dieux et qu'il est toujours jeune. Ces vieilles querelles de l'Olympe que nous racontent Hésiode et Parménide ont dû, si tant est qu'elles soient vraies, se passer plutôt sous l'empire de la nécessité que sous celui de l'Amour : car si l'Amour eût été avec les dieux, il n'y eût eu parmi eux ni mutilations, ni chaînes, ni tant d'autres violences, mais la concorde et l'affection, comme depuis le règne de l'Amour. Il est donc certain qu'il est jeune, et de plus il est tendre et délicat. Mais il faudrait un Homère pour bien rendre toute la délicatesse de ce dieu. "


Le philosophe Vladimir JANKELEVITCH (La Mort, Flammarion, 1966) reprend cette remarque platonicienne :

" Si paradoxal que cela puisse sembler, la mort aussi, à sa manière, est toujours jeune. De là ce mélange de familiarité et d'étrangeté qui est la marque de la mort insolite et pourtant si familière que le plus lourd des hommes l'a instantanément reconnue, comprise et saluée dès qu'il la rencontre, - telle est cette naturalité contre-nature, telle cette surnature naturelle de la mort. " (p. 8)

Il montre toute l'importance que prend la mort pour tout être humain, la sienne bien sûr, mais aussi celle de ses proches, mort qu'il tente d'" escamoter " par l'appel à la religion :

" La mort est le point de tangence du mystère métempirique et du phénomène naturel ; le phénomène létal est du ressort de la science, mais le mystère surnaturel de la mort appelle les secours de la religion. L'homme tantôt ne tient compte que de la loi naturelle, en négligeant le mystère, tantôt s'agenouille devant le mystère en négligeant le phénomène. Mais la contradiction des deux optiques facilite toutes sortes d'escamotages, générateurs d'approximations, de conventions et d'euphémismes et qui s'offrent à nous rassurer en perpétuant les malentendus. " (p. 9)

Ainsi se trouve évoqué à mes yeux dans les mots du philosophe, le tableau du Printemps où certains lisent l'Amour et d'autres la Mort :

" Et comme l'amoureux rafraîchit et renouvelle en la vivant lui-même la vérité si usée des thèmes éternels, ainsi l'homme en deuil, meurtri dans ses attachements, revit pour sa part la vérité inouïe et déchirante de la mort, ravive pour sa part la pathétique absurdité de la mort, éprouve douloureusement et de l'intérieur le tragique de la mort. La mort, pour qui " en réalise " le sérieux, trouve son point d'insertion dans l'espace et dans le temps. La mort est un événement qui a lieu. " (p. 16)

 

Laurent de Médicis

Motif de tapisserie possible. Des grands personnages féminins paraissent flotter au-dessus d'un gazon fleuri, vêtues de drapés opalescents et de voiles transparentes. Délicate apesanteur recherchée par le peintre. Fluidité des couleurs et jeu de lumière sur le sombre de l'herbe et des arbres du fond.

Sonnet de Laurent de Médicis :

" Le paradis, qui que ce soit qui veuille le définir plus attentivement, n'est rien d'autre qu'un jardin des plus agréable, qui regorge de choses charmantes et délicieuses, d'arbres, de pommes, de fleurs, d'eaux vives courantes, de chants d'oiseaux et de tous les délices rêvés par le cœur de l'homme. Ainsi, on peut affirmer que le Paradis est là où il y a une belle femme, car en elles se résume tout l'agrément et toute la douceur que cœur aimable peut désirer. "

 

 

Quelques vers d'Horace

Le Printemps évoque, en un écho lointain, certains vers d'Horace extraits de ses Odes, où paraît Vénus.

 

Horace, Odes, I. IV. 1-12, à Lucius Sestius

Soluitur acris hiems grata vice vueris et Favoni
Trahuntque siccas machinae carinas,
Ac neque iam stabulis gaudet pecus aut arator igni
Nec prata canis albicant pruinis.
Iam Cytherea choros ducit Venus imminente luna
Iunctaeque Nymphis Gratiae decentes
Alterno terram quatiunt pede, dum gravis Cyclopum
Volcanus ardens visit officinas.
Nunc decet aut uiridi nitidum caput impedire myrto
Aut flore, terrae quem ferunt solutae ;
Nunc et in umbrosis Fauno decet immolare lucis,
Seu poscat agna sive malit haedo.
Pallida Mors aequo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turris. O beate Sesti,
Vitae summa brevis spem nos vetat inchoare longam.

L'âpre hiver est dissous par l'heureux retour du printemps et du Favonius, et les machines traînent les carènes mises à sec, et déjà le troupeau ne se réjouit plus des étables, ni le laboureur du feu, et les prairies ne sont plus blanches de gelées.
Déjà Vénus Cythéréenne conduit les chœurs, sous la lune qui monte ; et les Grâces décentes, unies aux Nymphes, frappent la terre d'un pied alterné, tandis que l'ardent Vulcanus allume les sombres forges des Cyclopes. Maintenant, il convient d'enlacer sa tête luisante de myrte vert ou des fleurs que porte la terre amollie ; maintenant, il convient de sacrifier à Faunus dans les bois sacrés et ombreux, soit qu'il demande une jeune brebis, soit qu'il préfère un chevreau. La pâle Mort heurte d'un pied égal les tavernes des pauvres et les tours des rois. O heureux Sestius, le cours de la vie est bref et nous défend les longues espérances.

 

Horace, Odes, IV. I. 20-29, À Vénus

Illic plurima naribus
Duces tura, lyraque et Berecyntia
Delectabere tibia
Mixtis carminibus non sine fistula ;
Illic bis pueri die
Numen cum teneris virginibus tuum
Laudantes pede candido
In morem Salium ter quatient humum.

Là tu respireras des parfums abondants ; et les lyres et les flûtes de Bérécyntia et le chalumeau te charmeront de leurs sons mêlés.
Là, deux fois le jour, les adolescents et les jeunes vierges loueront ta divinité, et, d'un pied blanc, selon le rite Salien, frapperont trois fois la terre.

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm

 

 

 


Perséphone / Proserpine

ou

Aphrodite / Vénus ?

 

Le livre de Clémence RAMNOUX (La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Flammarion, 1986) nous servira de guide pour traverser l'obscure contrée de la Nuit-Jour " car Jour et Nuit, c'est une même chose " selon Héraclite (fragment 57). De longues citations plutôt qu'une paraphrase malhabile.

 

A- Perséphone

 

1- Théogonie d'Hésiode

 

" Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faîte de l'Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l'Amour, le plus beau des dieux, l'Amour, qui amollit les âmes, et, s'emparant du cœur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté.
Du Chaos sortirent l'Érèbe et la Nuit obscure. L'Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s'unissant d'amour avec l'Érèbe. La Terre enfanta d'abord Ouranos couronné d'étoiles et le rendit son égal en grandeur afin qu'il la couvrît tout entière et qu'elle offrît aux bienheureux Immortels une demeure toujours tranquille ; elle créa les hautes Montagnes, les gracieuses retraites des Nymphes divines qui habitent les monts aux gorges profondes. Bientôt, sans goûter les charmes du plaisir, elle engendra Pontos, la stérile mer aux flots bouillonnants ; puis, s'unissant avec Ouranos, elle fit naître l'Océan aux gouffres immenses, Coios, Crios, Hypérion, Japet, Théia, Thémis, Rhéia, Mnémosyne, Phœbé à la couronne d'or et l'aimable Téthys. Le dernier et le plus terrible de ses enfants, l'astucieux Chronos, devint l'ennemi du florissant auteur de ses jours. " (115-138)

" Nuit enfanta Moros, la noire Kère et la Mort. Elle enfanta le Sommeil et avec lui la race des Songes. Sans s'être unie d'amour à personne la déesse les a enfantés, Nuit la Ténébreuse. Elle enfanta ensuite Sarcasme et Détresse la douloureuse. Les Hespérides, celles qui, derrière la rumeur d'Océan, soignent les belles pommes d'or, et les arbres porteurs de ce fruit. Elle enfanta les Parques, les Kères Vengeresses... [Deux vers (218-219) signalés par P. Mazon comme interpolés. Ils sont répétés (905-906) dans un contexte où ils s'encadrent mieux. Énumération des noms et des honneurs des Parques.], celles qui poursuivent les transgressions, et des hommes et des dieux, sans jamais faire trêve à leur courroux redoutable, qu'elles n'aient exercé la punition contre le coupable, quel qu'il soit ! Elle enfanta la Némésis, la Tromperie avec la Passion, la Vieillesse ruineuse, et la Guerre au cœur irrité.
Guerre l'odieuse, Elle, a enfanté Peine la douloureuse, Oubli, Famine, et Chagrins ruisselants de larmes. Batailles, Combats, Meurtres et Assassinats. Disputes, Mensonges et Paroles équivoques. Dissension et Défaite, les compagnes inséparables. Et le Serment, le pis de tous les maux pour les hommes de sur la terre, s'ils se parjurent à bon escient. " (211-232)

http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/theogonie.htm#25

En 1931, Braque illustre la Théogonie d' Hésiode pour le marchand et éditeur Ambroise Vollard. Entre 1932 et 1935, il exécute une série de seize eaux-fortes, publiées par Maeght, en 1955. http://expositions.bnf.fr/ciel/grand/3-027.htm
(avec un moteur de recherche, rechercher les autres eaux-fortes)

2- Le couple Hadès et Perséphone

 

" Le couple Hadès-Perséphone a fixé dans la religion populaire les émois répulsifs à la mort, qui sont une composante, et non des moindres, du complexe nocturne. Thanatos nomme, dans le registre des cosmogonies, la puissance que tous les hommes expérimentent en se heurtant au fait de la mort, à la disparition des êtres aimés de leur horizon quotidien. " (p. 39)


Hadès :

" L'horreur religieuse assombrit sans doute tous les cultes qui jouent avec l'ombre, même lorsque y vibre l'espoir d'une révélation ou la joie d'une possession. Elle est la dominante des cultes de la Mort et des morts. Dans la religion classique, le couple Hadès-Perséphone règne sur ce domaine. Or, le nom d'Hadès ne figure pas dans le catalogue hésiodique parmi les Enfants de la Nuit. La Mort y figure sous une triade (Th., 211, 212). Hadès, dans la Théogonie, figure comme un des trois frères Cronides qui se partagent le monde. En registre de théogonie, il n'y a même pas cousinage entre Hadès et la Mort : l'un appartient à la génération de la Terre, au rang de petit-fils, l'autre, à la génération de la Nuit. Il n'y a pas non plus cousinage entre la Nuit, entité de cosmogonie au second rang, et Perséphone, fille de Zeus. La parenté se sent en dehors des textes, par l'affect vibrant dans la cérémonie apotropaïque. "

Hadès désigne un personnage et un milieu. Le personnage règne dans le milieu, et l'on passe d'un sens à l'autre par une légère altération. Du registre des théogonies on passe au registre des cosmogonies tout à fait ordinairement en jouant sur les mots. Les jeux de mots sur le nom de l'Hadès sont célèbres. " (p. 38)

 

3- La Nuit

3.1- Les Enfants de la Nuit

" Dans le fragment cosmogonique de la Théogonie, Nuit apparaît, elle devient, ou elle naît, issue de Chaos, avec un parèdre ou un double mâle, Erébos. Nuit et Erébos forment un couple gémellaire et bisexué : le mâle moins vigoureux s'évanouissant dans l'ombre, son nom devient simple épithète de la Nuit, dite la Ténébreuse. Ses autres épithètes hésiodiques sont la Noire, l'Obscure, la Redoutable. La Rapide est homérique. L'Ambrosienne est homérique et orphique. Les épithètes hésiodiques sont négatives. Le Nuit est née par un processus de scissiparité, et non par un processus d'union, selon la guerre et non selon l'amour, comme toutes les premières procréations.

Le second couple de cette génération, Ether avec Lumière du jour, est-il né avec ou sans union d'amour ? Cela dépend de l'authenticité d'un vers probablement interpolé (125) Quoi qu'il en soit, on voit jouer deux modes de la procréation : une par division, l'autre par union. Nuit est née de la division. Nuit a enfanté par division, exception faite, peut-être, pour l'enfantement de la Lumière. La seconde procréation sur la même lignée produit un autre couple gémellaire et bisexué : Ether avec Lumière du jour. La cosmogonie d'Hésiode a donc donné à la Nuit un rang éminent, quoique non tout à fait le premier, et non sans rivale. Nuit est Mère et Souveraine d'une lignée à part, à côté de la lignée issue de la Terre. Cette lignée produit une fois le Jour, et ne produit plus rien après que le Mal ! " (p. 64-65)


3.2- La Nuit et les cultes

" Les cultes grecs donnaient à la Nuit un sens autrement riche. La Nuit, dans les cultes, serait tout ce qui se révèle dans l'ambiance de la cérémonie nocturne, ou tout simplement dans les nuits les plus pathétiques de l'expérience humaine. La simple expérience humaine offre sans doute, la nuit descendue sur les champs de bataille où agonisent les morts, la nuit de la tempête dispersant les vaisseaux perdus. Mais elle offre aussi la nuit de l'amour, et encore " la nuit qui a enfanté pour Argos un jour de victoire " (Eschyle, Ag., 279, 355). Dans les cultes, la nuit déchaîne la folie, le tumulte des vents, et l'esprit vengeur des morts. Mais les cultes connaissent aussi la nuit ambrosienne d'Aphrodite, la nuit libératrice de Dionysos, et la nuit sainte de la naissance des jumeaux divins ! " Nuit " n'est donc pas un signe pour dire seulement le mal. Elle sait évoquer d'autres émois que la répulsion à la mort, la frustration des amis perdus ou l'énigme de l'invisible. Son signe connote des émois paroxystiques et contrariés. Si une fixation s'est opérée du côté répulsif, c'est un fait de sensibilité qui ne va pas de soi : il est commun, mais non universel, fréquent, mais instable. En Grèce même, dans le pays classique de la Lumière, la Nuit est exaltée comme la Mère de tout. Chez Hésiode, comme la Mère du Jour. En Grèce, comme ailleurs, le renversement du sens le plus commun enfantera une religiosité romantique : une " passion tendue vers l'Invisible " ou la " nostalgie de la Mort ". Les cosmogonies éclaireraient-elles ces mystères ? " (p. 94-95)

 

3.3- Les jumeaux Hypnos et Thanatos

" Hésiode donne la Mort et le Sommeil pour des Enfants de la Nuit : la Mort, sous le nom de Thanatos, dans une triade, le Sommeil, sous le nom de Hypnos, groupé avec la race des Songes. Les deux habilement rassemblés dans le même hémistiche (212). Dans la quatrième interpolation à la Théogonie (756-766), le rédacteur inconnu a dépeint les deux frères :

Là les Enfants de Nuit Obscure possèdent leur maison,
Sommeil et Mort, dieux redoutables...
L'un circule sur terre et sur le large dos de la mer,
Doux et suave pour les hommes.
L'autre avec un cœur de fer, un poumon d'airain,
Sans pitié dans la poitrine : l'homme qu'il a pris
Il le tient bien. On le hait, même chez les immortels...

Rien n'est dit de l'âge des enfants. Ils sont donnés comme appartenant à l'espèce des divinités redoutables ; mais ils sont contrastés : l'un doux et suave "comme le miel ", l'autre tout à fait intraitable. Aucun adoucissement à la représentation de la mort ! Pour le sommeil, il reste à la fois terrible et doux : un peu comme l'envoûteur de Zeus.
Les représentations iconographiques des deux frères, où l'on pense reconnaître avec sûreté Hypnos et Thanatos, les montrent opérant le portage, ou la déposition d'un mort. Quand le mort est un jeune guerrier, on pense reconnaître la scène de l'enterrement de Sarpédon, ou peut-être la scène de l'enterrement de Memnon. " (p. 50)


B- Aphrodite

1- A Sparte

" Dans le Péloponnèse, à Sparte, le Sommeil et la Mort avaient leur statue dans un temple d'Aphrodite. Ces statues appartenaient à un groupe de statues de bois que Pausanias estime " des plus anciennes qui soient en Grèce" (Pausanias, II 17, 5, et 18, 1 et 2). Le texte parlerait pour l'Antiquité de l'iconographie du groupe, et pour la parenté de la Nuit avec Aphrodite. Mais Sparte est la patrie des jumeaux divins : les Dioscures. Il reste possible qu'une représentation archaïque des jumeaux ait été tardivement rebaptisée par des savants avec les noms de leurs catalogues. Des théologiens auraient imposé aux figures populaires la nomenclature savante de leurs théogonies. Rien n'oblige non plus à admettre cette hypothèse, puisque les noms sont homériques. Il reste encore possible que des idoles archaïques aient reçu des noms de catalogue, et les aient reçus dès la haute époque. " (p. 21)

 

2- A Mégare

" Pausanias signale dans la région de Mégare un " mantéion " consacré à la Nuit, à côté d'un " naos " consacré à Dionysos dit le Nyctélios, et d'un " télémon " consacré à Aphrodite (Pausanias, I, 40, 1-4). Le groupe est caractéristique. L'épithète de " nyctélios ", qualifiant Dionysos, le désigne en tant que patron de fêtes nocturnes. II n'est pas alors indifférent de savoir que l'Aphrodite du temple voisin de l'Acrocorinthe patronne aussi des fêtes de nuit. On les appelle des Pannychies (Pannychie = celle de toute la nuit. Nom de femme pour l'hétaïre et la bacchante). A la lumière de ces faits cultuels, la Nuit apparaît comme la puissance révélée dans l'exaltation de la fête nocturne. Plusieurs espèces de fêtes nocturnes la manifestent : son nom a donc un contenu d'abstraction supérieur, pourrait-on dire, au contenu du nom des patrons de fêtes. Le contenu de l'abstraction est commun à l'ambiance de toutes les fêtes. Le temps de nuit le définit. Le genre du nocturne en musique tolère aussi bien des thèmes sur des tonalités différentes, mais il réclame toujours l'ambiance de nuit. Pour serrer le contenu de plus près, il faut évoquer l'ambiance des fêtes et, avec elle, le scénario de la cérémonie.

Ce n'est pas difficile à imaginer pour la pannychie d'Aphrodite. Pour celle de Dionysos, elle a été évoquée par un grand poète. La pannychie d'Aphrodite ramène au thème homérique de la nuit érotique, enveloppée dans un nuage en or. " (p. 29-30)

 

3- Nuit peut être Aphrodite

" De nuit, et dans le tumulte des vents fous, tous les sens se confondent. Les stratifications d'un cosmos ordonné s'effacent. L'homme grec a d'abord ressenti cette expérience comme une menace. De nuit, et dans le tumulte des vents fous, le redoutable rayonne du fond du ciel comme du fond de la terre. Mais la sensibilité grecque, aidée par la nature grecque, a su réaliser le contraire : une épiphanie de la Nuit étoilée, et le bienfait des grottes où fuir l'obsession du soleil. Le merveilleux rayonne du fond des antres comme du fond des étoiles. Ainsi s'opère l'égalisation des valeurs affectives de l'espace. La Nuit règne en haut et en bas. Elle dort toujours, et reste vigilante. Elle envoûte, et déchaîne les cortèges dansants. Elle rassemble tous les contraires, et finalement, cette Redoutable entre les Redoutables découvre en levant son voile le visage de l'Aphrodite. Ces choses sont difficiles à dire, et davantage à vérifier. Les textes témoins sont des fragments de poésie cosmogonique interpolés à la Théogonie d'Hésiode (726- 880). " (p. 43)

 

4- Les cultes de la Nuit

" On peut parler de l'existence en Grèce d'un complexe religieux de la Nuit. Il grouperait plusieurs cultes dont le trait commun serait d'être des cultes nocturnes. Il envelopperait le culte de Dionysos, comme un canton seulement. Les autres grands cantons étant d'Aphrodite, d'Artémis, des Jumeaux, et le groupe des cultes apotropaïques, rendus aux morts, aux souverains des enfers et aux Vents. Sur ce fond de nuit et de tempête, la ratiocination savante aurait débattu le mystère des origines et le secret de la mort. Rites et pratiques ont pour but de détourner l'homme du souci quotidien, de le retourner vers les premières Puissances, de changer sa répulsion naturelle à la mort en un sentiment d'expectative grave, d'enthousiasme héroïque, et même, chez les plus exaltés, d'espoir. Les exercices ont pu consister en pratiques ténébreuses : telle la dormition dans les cavernes, ou la descente sur le motif initiatique du voyage aux enfers ; ou en pratiques à l'air libre et dans la vie commune : la mieux reçue en Grèce était sûrement la guerre, avec l'espoir d'hériter la portion du héros. La conversation intelligente entre maître et élèves remplace pour les sages les combats des guerriers. Que fait donc Socrate à l'heure de la mort, sinon se tenir en vigilance, en entretenant de beaux discours ?

L'imagerie correspondante est commune. La Dame en noir se dévoile pour découvrir le visage de la Bien-aimée. Elle porte dans ses bras un dieu à la double face une douce et une terrible. Ou elle porte dans ses bras deux enfants : un blanc et un noir. Le discours fournit des formules à facettes d'énigme : les contraires s'échangent l'un contre l'autre ; ils vivent les uns la mort des autres, ou ils se rassemblent tous en Un. La sévérité de la sagesse archaïque se passe d'idéologie fantastique. Elle n'implique forcément ni n'exclut aucune fantasmagorie de l'au-delà. L'idéologie qui lui convient le mieux est la plus simple, réduite, comme dans la première preuve du Phédon, à l'alternance de Vie et de Mort, sur le modèle de l'alternance expérimentée de la veille et du sommeil. Dans la sagesse héraclitienne au moins, Les alternances auraient été réduites à une tension inhérente à la vie. L'Un et l'Être demeurent présents sous les jeux de la vie et de la mort. " (p. 60-61)

 

C- Les Charites

 

" De Thémis, et par union amoureuse, Zeus a enfanté deux triades féminines : les Heures, et les Moirai. D'Eurynomé, et toujours par union amoureuse, il a enfanté une troisième triade : les Charites. Nous voici bien à la tête des trois triades. Les Moirai se retrouvent dans les deux catalogues. Les deux vers qui les nomment une par une, en énonçant leurs honneurs, s'emboîtent mieux dans ce catalogue-ci que dans le premier. Ce n'est pas forcément une raison de " l'interpoler " au premier : car il est possible que les mêmes, avec les mêmes honneurs, se dédoublent en blanches et noires, ou se transforment de noires en blanches. Comme il arrive d'ailleurs à leur sœur l'Eris, et comme il arrive aux Erinyes de l'Orestie.

Les trois filles de Thémis, les Heures, portent les noms : Eunomié, Diké, Eiréné. Soit : Bonne Distributrice, Justice et Paix. Leur fonction est de veiller à la répartition des travaux, pour les hommes mortels. Les trois autres filles, les Moirai, portent les noms : Clothô, Lachésis, Atropos. Leurs fonctions s'adressent aussi aux hommes mortels : elles distribuent les biens et les maux. Les deux groupes auraient donc des fonctions complémentaires : distribution, rétribution, mais toujours pour les hommes. Il est très difficile de fixer, d'après ce texte, les fonctions et les honneurs des Grâces (Charites). Deux vers, probablement interpolés, les commentent : d'après les épithètes et le commentaire, on augurerait qu'elles ajoutent aux dons des Parques la séduction de la jeunesse, de la prospérité et de la beauté. Aucun don ne vaut sans le pouvoir de s'imposer. Les Grecs connaissent trois façons de s'imposer : par la violence, par la persuasion et par la séduction.

Si la lecture est bonne, le don des Grâces répondrait surtout aux maléfices du couple funeste de la non-gloire. Ou peut-être à la décrépitude de Vieillesse. Ou peut-être à l'Oubli et à la Faim, filles d'Éris. Tandis que les puissances de l'Ordre assureraient, par leurs fonctions complémentaires, distribution, rétribution, les biens contraires aux effets de la Dysmonié et de l'Até. On ne gagne rien à trop presser le parallèle. " (p 69-70)


" Faut-il faire remarquer que : Thémis est fille de Terre et de Ciel, Eurynomé est fille d'Océan. Zeus s'est donc uni à la progéniture des puissances des Trois : Ciel, Terre et Mer.
On peut découper autrement. Après Déméter (911-915) Zeus s'unit à une autre Titane : Mnémosyne. Si deux catalogues ont interféré, on aurait raison de regrouper les mariages des trois : Thémis, Eurynomé, Mnémosyne. Il enfante deux neuvaines (?). (note 7 p. 69)

" Dans la dynastie parallèle, le pouvoir des Heures, des Parques et des Grâces est spécifiquement limité aux hommes mortels. Le parallélisme n'est donc pas exact. Ou bien faudrait-il admettre que seules les Kères (au pouvoir étendu partout) et les Néméseis (au pouvoir étendu chez les mortels) appartiendraient à ce catalogue-ci ? Hespérides et Moirai ayant été rajoutées pour former, parallèlement à l'autre catalogue, un groupe de 3 x 3 ? " (note 10 p. 71)


D- Hermès

" Hermès reste la figure divine la plus mystérieuse de la Grèce. " (p. 145)

Le Chthonien et le Nocturne

" Eschyle dans l'Orestie a distingué un Hermès Chthonien et un Hermès Nocturne : un chthonios, et un nychios.

Hermès est le berger voleur des troupeaux. Sous ce titre, Hermès aurait fixé des impressions superposées : la disparition des nuages au ciel par jour de grand vent, la disparition des vaches dans les prés, la disparition des voiles à l'horizon marin. Finalement, la disparition des morts à l'horizon quotidien. Ce maître voleur, comme le vent, enlève et fait disparaître. L'association se serait faite entre Hermès, Hadès, l'Air, le Vent, par le moyen terme du verbe " enlever " (cf. étymologie de l'air dans le Cratyle). Hadès enlève Perséphone. Le Vent enlève les nuages, la fumée, et les âmes. Hermès enlève les nuages, les vaches et les âmes. Finalement la Mort enlève les êtres aimés. Les associations de dieux se font souvent en Grèce par jeux de mots. " (p. 40-41)


" Le Chthonien est le messager des volontés des morts. Le Nocturne enveloppe l'homme dans un filet mortel de ruses, de mensonges et de paroles à double sens, pour le mieux conduire à sa ruine. Les deux épithètes le désignent sous un aspect ténébreux et infernal. Or, les mots du vocabulaire eschylien sont mots de catalogue, lourds d'intentions et de sens. Ils avertissent donc de distinguer le principe chthonien du principe nocturne. Le chthonien a pour lieu la terre en ses profondeurs. Il est classique de distinguer les couches superficielles de la terre : celles qui portent les moissons, et les couches profondes : celles qui gardent les morts. Gaia est un nom pour les premières. Chthôn un nom pour les autres. Il est moins classique de distinguer Chthôn d'une troisième Profondeur : celle que désigne le nom de la Nuit.

Le domaine est en effet obscur ! La puissance de la Terre a été désignée sous trois noms. La triade correspond à une généalogie. L'ancêtre, en poussant ses filles au jour, s'enfonce elle-même dans des régions plus denses, plus basses, et plus ténébreuses. Elle tend à s'y identifier à la Nuit. Mais ce n'est pas seulement la profondeur, dans les stratifications géophysiques du cosmos, qui fait la différence. La différence est encore à faire entre une chose sentie comme terreuse et résistante, et une chose sentie comme nébuleuse et agitée : Terre sombre et Tartare brumeux. Comme si la Grèce avait hésité à réaliser la chose la plus difficile à dire, et la plus angoissante de toutes sous une image de densité, ou une image d'inconsistance.

Tantôt elle donne à la chose la ténacité du rocher qui tient les racines, et de la glaise qui tient les morts. Tantôt elle lui donne l'inconsistance de la fumée. Ce qu'il y a de commun, c'est la couleur sombre, et la tonalité d'angoisse. Ici une angoisse comme d'être tenu par des mâchoires, là comme de tomber dans un trou, ou encore d'être agité de-ci de-là par des vents sans direction. D'un côté, la hantise de l'enterré vivant, de l'autre un phantasme de chute ou de vertige.

On ne peut pas ne pas songer aux pratiques funéraires de l'inhumation et de l'incinération. Avec les premières, la Terre tient les morts dans des mâchoires tenaces. Avec les secondes, le mort expérimente le " destin de la fumée " (cf. Empédocle, fr. 2, v. 4). Il se disperse au vent, ce qui reste manière saisissante de dire à rien, ou à l'inconnu : d'où vient la vie, où va la mort ! On songerait encore aux pratiques de l'incubation. Tantôt l'incubation se pratique en descendant au fond d'un antre. Tantôt, à l'air libre, par exposition aux vents ou à la lune. Divers rites réalisent divers modes de l'expérience nocturne : l'expérience de la caverne, et l'expérience d'Endymion ! (Les psychologues y reconnaîtraient des fantaisies de naissance. Cette hypothèse psychanalytique est-elle incompatible avec l'hypothèse ritualiste ?)

Il faut encore distinguer entre les valeurs qui chargent le sens de haut en bas. Tout ce qui est chthonien est infernal : il se situe très bas et fait peur. La mort appartient à ce règne. Tout ce qui est nocturne est encore plus terrible : un domaine de monstres plus malveillants que les morts. Mais dans ce règne fait de ténèbre, de brouillard et de tourbillon, les directions se confondent. On ne parle plus de chute verticale selon les étages ordonnés d'un cosmos. L'abîme est sans fond. Les tempêtes y soufflent dans tous les sens et sans aucun sens. Les fils du monstre Typhée en sortent, tel un tumulte de vents fous, Nuit sort aussi pour se répandre sur la terre. Ainsi, avant la naissance du Ciel et du Jour, tout à fait au commencement, régnaient déjà le Vide (Chaos), et le Noir (Nyx). " (p. 42.)

 

E- Eros

 

" Eros pousse à côté de la Terre, après le Chaos, et n'est enfanté de personne. Les trois constituent une triade à l'origine, décourageant la tentative de tout réduire en un. Chaos et Gaia, nés l'un et l'autre, mais non pas l'un de l'autre, se tiennent à part, et à part aussi l'Eros.

L'érudition religieuse connaît un culte local de la fécondité à Thespiès, village voisin du pays natal d'Hésiode, adressé à une pierre-idole sous le nom de l'Eros. Ce fait laisse croire qu'Hésiode aurait personnellement vénéré l'Eros, et recueilli sa tradition comme un patrimoine de terroir. Il n'explique sûrement pas l'équilibre savant de la cosmogonie. F. M. Comford tient à la représentation selon laquelle le Chaos serait une fente ouverte entre le ciel et la terre. Parce qu'il y tient, il imagine que par l'ouverture serait tombé quelque chose : pluie d'eau ou averse de lumière, averse lumineuse de l'eau séminale. Voilà l'Eros ! On tiendrait un modèle pour ce qu'un art plus savant va élaborer : il en fera l'eau séminale, jaillie d'un fond sans limite et d'une réserve inépuisable (Anaximandre) ; ou l'épanchement du feu en averse conduite par l'éclair (Héraclite).

W. Jaeger interprète les choses autrement. L'expérience de l'accouplement aurait servi de modèle pour une hypostase, placée avant le premier couple. Voilà l'Éros. Ainsi, son hypothèse sélectionne une puissance préconceptuelle, l'autre une intuition. Il y a du vrai sans doute dans les deux. Mais l'une et l'autre ne laissent-elles pas échapper l'affect ? Puisque le Ciel n'est pas né à ce rang, qu'on laisse donc l'Éros à côté de la Gaia toute seule. Puisque le Jour n'est pas encore apparu, qu'on efface toute image ! Pour l'Eros, que reste-t-il ? Il vit dans la sécurité de la Mère sans visage. Il est à l'œuvre dans le don du lait. Ou serait-il encore cet Oublié, dont la mémoire revient dans la joie des premiers accouplements ? Obligeant à placer un Autre avant le premier amant ? Lui donner un nom, c'est mettre un point d'arrêt au commencement : faute de quoi les premières amours ne se présenteraient jamais sans rappeler toujours des amours oubliées d'autrefois ! " (p. 97-98)


F- La Ténèbre


" Du Chaos sort la Ténèbre. Si l'un se donne avec l'expérience de la chute, l'autre se donnerait avec l'expérience du noir : les deux premières grandes peurs de l'homme ! La troisième, c'est la peur de la mort (Tanatos), ou de l'esprit vengeur des morts (Kère). Selon la filiation, trois âges et trois formes successives de l'angoisse.
La Nuit sort accouplée à un parèdre, Erébos : si bien effacé que son nom devient simple épithète pour la Nuit, dite : Nuit la Ténébreuse. Ces deux nés au second rang de Chaos constituent un pendant redoutable pour le couple né au premier rang : Gaia et Eros On pourrait donc écrire Terre l'Amoureuse, comme on a écrit Nuit la Ténébreuse. On pourrait faire d'Érébos le pendant noir de l'Eros. Cependant, l'un s'est détaché avec son règne et son caractère. L'autre s'est renfoncé dans l'ombre. A des rangs que le poète a voulu différents, la Gaia et la Nuit sortent comme Deux Mères. Dans la tradition qu'Hésiode utilise, ou qu'il remanie, ou qu'il fonde, Gaia et Éros ont polarisé l'attraction, Nuit et Érébos, la répulsion. A l'origine de ce dualisme primitif, caractéristique de la tradition d'Hésiode, y aurait-il un dédoublement de l'image maternelle ? Une Grande Mère porteuse et donneuse de lait. Une Mère invisible et méchante ! Le drame de la sensibilité humaine se laisse lire entre les lignes de la cosmogonie.

Que le dédoublement soit encore mal opéré s'y laisserait lire aussi facilement. Nuit enfante la Lumière sous la forme d'un enfant, ou d'un couple bisexué d'enfants. On possède donc une Nuit Noire, porteuse d'un ou d'un couple d'enfants lumineux ; facile à confondre avec une Aphrodite porteuse de l'Eros, ou avec une Létô porteuse des jumeaux. La confusion a été faite dans l'Antiquité : preuve en est la survivance, à côté de la construction compliquée d'Hésiode, d'une construction plus simple, dans laquelle une Nuit aux ailes noires enfante un Eros aux ailes d'or. L'enfant est un dieu de Lumière, et se fera, avec les progrès du symbolisme, un dieu de la révélation. Une autre preuve serait l'utilisation traditionnelle des mêmes épithètes pour souligner les noms de l'Eros et d'un autre enfant de la Nuit, Hypnos : les deux sont des délieurs de membres et des dompteurs.

Une femme avec un Enfant peut donc signifier plusieurs choses, et, entre autres, Nuit avec Eros, Nuit avec le Jour ou Hélios : la Mère porte des voiles ou des ailes noires, l'enfant, des ailes d'or. Une femme porteuse de deux enfants peut signifier plusieurs groupes. Clairs et de sexes différents : Létô avec Apollon et Artémis, Nuit avec Ether et Lumière. Clairs et de même sexe : Aphrodite avec Eros et Himéros. Autrement, Nuit avec Hypnos et Thanatos. Au témoignage de Pausanias, on peignait alors un enfant blanc et l'autre noir. Quelque figuration archaïque de maternité existait sans doute à l'origine : une porteuse de l'enfant divin, une porteuse des jumeaux divins. Selon les traditions locales, le peuple et les théologiens les auront débaptisés, et rebaptisés avec des noms à eux, populaires dans le pays, ou en dignité dans le " hiéros logos " des cultes. Inversement, une tradition savante aura inspiré l'iconographie, et l'aura fait sans doute dès la haute époque.

Hésiode a donc connu, propagé, ou façonné une tradition qui nomme avec deux noms différents Deux Mères : Terre et Nuit. Terre tend à fixer l'attraction, Nuit, la répulsion. Mais rien n'est simple. Nuit reste dans la tradition hésiodique elle-même la Mère du Jour et de la Lumière. Y aurait-il deux Nuits ? Une Mère du Jour et une Mère du Mal ? L'une, la nuit étoilée tendue le soir sur la terre. L'autre, la nuit sans aucun mélange de jour, régnant dans les lieux infernaux. Cette distinction se laisserait lire à condition de forcer un vers de la Théogonie : Ouranôs s'approche de la Terre en amenant la nuit (176) : une nuit close avec l'étreinte amoureuse du Ciel ! Celle-ci ne serait plus un principe, mais une épiphanie d'Ouranos. La Nuit principe aurait enfanté la Lumière dont elle était enceinte, et déposé un résidu de pure Ténèbre, tel un placenta de la création ! La Ténèbre alors s'enfonce, vidée de lumière et privée à jamais d'amour !

On ne saurait dire qu'Hésiode ait dédoublé la Nuit en : Nuit et Ténèbre, l'Ambrosienne et la Sinistre. Il vaut mieux dire que la même se fait tour à tour chthonienne et ouranienne. Le principe enveloppe des contraires Mais le plus sage encore est de tolérer de l'obscurité en ces domaines, de l'embarras et même un peu d'inconséquence dans l'édifice savamment compliqué de la Théogonie.

Pour une sensibilité pensante, plusieurs façons existent de résoudre l'intrication de ses fascinations et de ses terreurs. La Grèce les a à peu près toutes essayées. Tantôt elle a confondu les Mères : renvoyant aux lieux infernaux également la Nuit qui cache les êtres, et la Terre qui tient les morts. Tantôt elle les a séparées : fixant vénération et amour sur la Porteuse, et sur l'Absente vénération et teneur. Tantôt elle les a transformées l'une dans l'autre : la Nuit en se dévoilant découvre le visage de la Bien-aimée. Avec Eschyle elle a tenté une autre solution : apprivoiser les Redoutables, et les réconcilier à un Ordre nouveau. La plus large tradition reste sans doute celle qu'Hésiode a illustrée, commentée ou façonnée. Elle pose sur l'Une l'accent de l'amour, et sur l'Autre l'accent de la terreur. Mais ce n'est même pas chez Hésiode une tradition fixée, et surtout pas une tradition figée. Il faut tolérer contrariété et variation quand on travaille à même la matière de sensibilité pensante.

Les noms ont été prononcés, les rangs proposés, avec les épithètes de tradition et le juste partage des honneurs. Ce travail fait, une problématique était ouverte, et même l'instrument forgé pour la discuter. Les artisans du dis cours sacré ont donc disputé : si la Nuit était la première à l'origine, ou seulement la seconde après une Autre, possible ou impossible à nommer ? Si elle était ou n'était pas une et la même avec la Mère de Tout ? Et s'il fallait l'associer avec un Erébos d'ombre, ou un Eros de lumière ? Ce genre de dispute paraît au moderne étrangement vieillot. Il cessera de le faire si on restitue aux signes leur puissance. Que l'on restitue donc au signe de Nuit son pouvoir de susciter le sommeil qui noie le chagrin, délie les soucis, et éloigne les choses. Qu'on lui restitue le pouvoir de cacher les amours, d'envelopper les agonies, de supprimer les frontières entre un habitat familier et le règne de l'inconnu ! On s'apercevra que le jeu d'ordonner les noms divins n'est pas si puéril. L'homme archaïque cherche à sa façon à dompter ses plus grands émois : tout en visant l'énigme de l'origine, le problème du mal et le secret de la mort. " (p. 98-101)


 

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