LE PRINTEMPS

de Sandro BOTTICELLI

 

(3)

 

 

 

Botticelli, Michel-Ange

et

la "résurrection" des Médicis

 

 

 

1476 : mort de Simonetta Vespucci

1478 : assassinat de Julien de Médicis

1479 : naissance de Julien (futur duc de Nemours), fils de Laurent le Magnifique et de Clarisse Orsini

1478-1482 : exécution du Printemps par Botticelli

1492 : mort de Laurent le Magnifique (il est enterré aux côtés de son frère Julien dans la basilique San Lorenzo à Florence, dans la Sagrestia Vecchia, une chapelle conçue par Michel-Ange )

(Pendant 7 ans, Le Printemps a l'opportunité de changer de résidence, surtout qu'après la mort de Laurent, son fils Pierre II dit l'Infortuné dilapide l'héritage, doit faire face à l'arrivée de Charles VIII à qui il concède beaucoup sans négocier, à l'influence grandissante de Savonarole, au fort sentiment républicain florentin.)

1494 : bannissement de Pierre II de Médicis de Florence : avec sa famille, il s'enfuit à Venise.

1499 : inventaire : Le Printemps se trouvait à Florence, au Palazzo Medici-Riccardi dans une antichambre attachée aux chambres de Lorenzo di Pierfrancesco.

1516 : mort de Julien de Médicis, duc de Nemours

1519 : mort de Laurent de Médicis, duc d'Urbino

1519 : nouvelle chapelle funéraire, la Sagrestia Nuova, dans l'église San Lorenzo, pour abriter les tombeaux de deux Laurent et des deux Julien, commanditée (plan et sculptures) à Michel-Ange par Jules de Médicis, futur Clément VII.

1519-1531 : exécution de la Sagrestia Nuova par Michel-Ange que ses élèves (notamment Montorsoli) terminent. Dès 1524, le projet est réduit de beaucoup : les monuments funéraires prévus pour Laurent le Magnifique et son frère Julien sont différés. Michel-Ange quitte à plusieurs reprises le chantier : voyages à Rome pour l'élaboration du Tombeau de Jules II. Il y travaille de 1520 à 1527 (suspension pendant le sac de Rome) et de 1530 à 1534 (arrêt du chantier par le pape).

1934 : Michel-Ange quitte Florence, laissant le tombeau des Médicis inachevé.

1550 : biographie de Botticelli par Giorgio Vasari

 

 

 

Le Tombeau des Médicis

 

Le Printemps s'éclaire d'un jour nouveau si on l'inscrit dans une continuité philosophique néoplatonicienne et religieuse propre à la Renaissance et à la famille Médicis. La chapelle des Médicis conçue par Michel-Ange dans la nouvelle sacristie de l'église San Lorenzo à Florence entre 1518 et 1534, sur un plan général inspiré de la Sagrestia Vecchia de Brunelleschi, est le point culminant et ultime du dévoilement du rapport de l'être humain avec la mort et l'au-delà.

Quatre Médicis reposent ici : les deux Magnifici : Julien et Laurent le Magnifique son frère, protecteur de Michel-Ange ; les deux Duchi :Julien, fils de Laurent le Magnifique, duc de Nemours (mort en 1516), et Laurent II, son neveu, duc d'Urbino (mort en 1519). Les deux premiers sous une simple pierre tombale, les deux autres dans deux magnifiques tombeaux ornés de sculptures de Michel-Ange.

Les tombeaux se font face, bâtis selon le même agencement : un trône vide à l'étage supérieur pour symboliser la présence divine, une représentation allégorique (et non des portraits réalistes) des ducs au plan intermédiaire, et sous chacune de ces deux effigies le tombeau surmonté chacun d'une femme et d'un homme couchés dos à dos, allégories très contrastées des quatre moments de la journée et de la nuit, personnifications de la fuite du temps : le Jour et la Nuit, l'Aurore et le Crépuscule. Erwin Panofsky révèle que ces quatre figures étaient originellement destinées à illustrer le pouvoir destructeur du temps (p. 289). Un fragment de texte écrit par Michel-Ange énonce ces paroles néoplatoniciennes : " Le Jour et la Nuit parlent, et disent : par notre course rapide, nous avons conduit à la mort le duc Julien. " Le Jour et la Nuit conduisent tous deux à la mort.

Les deux ducs sont représentés à l'antique, en général en chef romain, portant le casque, l'armure ou le bâton de commandement, Julien, vir activus, dans une vision dynamique de jeune chef conscient de sa force, Laurent, vir contemplativus, dans une vision contemplative d'homme plus âgé tout à sa réflexion.
Les allégories du temps symbolisent l'alternance du jour et de la nuit.

Le Jour et la Nuit

A Julien sont consacrés le Jour et la Nuit, le Giorno viril et de la Notte fertile, la Mater Nox de la poésie classique.
La Nuit, toute à sa mélancolie, est à recevoir comme la Mère primordiale, liée au monde souterrain et aquatique. Un diadème orné d'une étoile dans un croissant de lune la coiffe. A ses pieds, un bouquet de pavots. Mais à la Renaissance, le pavot est aussi un symbole de fertilité. Près d'elle, un silex à feu, un masque de théâtre cauchemardesque près du coude gauche et une chouette sous la jambe gauche pliée. Evocation des deux fils jumeaux de la Nuit, Eros et Thanatos. Evocation aussi de la connaissance hermétique. Mais, à nouveau, une double symbolique est à l'œuvre : le masque, s'il peut être évocation de la duperie des rêves, permet aussi d'imaginer d'autres visions nées de l'inconscient, comme celles de fécondations secrètes, réelles ou espérées. Ainsi, loin d'associer la nuit à la tristesse, Michel-Ange l'unirait à la fertilité.
Le néo-platonisme renaissant associe la Nuit à la Mère originelle et à Léda, fécondée par Zeus transformé en cygne. C'est un personnage mythologique que Michel-Ange a peint et il a donné à sa Nuit la silhouette de sa Léda.

[Le néo-platonisme visait à faire fusionner la théologie chrétienne avec la pensée platonicienne dans le respect de leur intégrité et de leur individualité. La Theologia Platonica de Ficino veut démontrer la parfaite harmonie de la pensée de Platon avec le christianisme. Évidemment, Marsile Ficin (1433-1499), Pico della Mirandola (1463-1494), Egidio de Viterbo (1469-1532), et les autres Humanistes ne doutaient pas de l'orthodoxie de leur foi. Leur néo-platonisme para-chrétien et l'hermétisme exaltent la condition humaine et l'apothéose de l'être humain, sans renoncer pour autant au contexte chrétien.
Marsile Ficin réaffirme l'harmonie entre l'hermétisme et la magie hermétique d'une part, et le christianisme d'autre part.]

 

http://www.panoramadelart.com/galerie-francois-1er-chateau-de-fontainebleau
http://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9da_(Michel-Ange)
http://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9da_et_le_Cygne

Selon la doctrine orphique et pythagoricienne, Léda et la Nuit sont la personnification d'un double visage de la mort où s'unissent joie et douleur.

Giorgio Vasari décèle un sentiment tragique de la vie : " Que dire de La Nuit ? Elle n'est pas exceptionnelle, mais unique. Qui a jamais vu de pareilles statues, antiques ou modernes? On y sent à la fois le repos du sommeil et la tristesse de perdre un bien de grande valeur. " (t. 9, p. 234)

Le Jour, en un mouvement de torsion, est un homme représenté dans toute sa puissance solaire.
Ces deux figures ne sont pas sans rappeler Perséphone et Hermès du Printemps.

 

Le Crépuscule et l'Aurore

A Laurent II dit le Penseur sont consacrés le Crépuscule et l'Aurore, en des poses moins rigides que les précédentes.
Le Crépuscule, sous les traits d'un vieillard, le coude posé sur une cassette ornée d'une tète de chauve-souris, est à regarder comme le symbole de la réflexion intérieure ou de la vieillesse.
L'Aurore, une femme (vierge ?) à l'air triste et la bouche entrouverte, coiffée d'un voile qui se déploie dans son dos, devrait se présenter comme le signe de la renaissance et relater chrétiennement le triomphe de la lumière divine sur les ténèbres infernales. Est-ce le bandeau des esclaves qui traverse son torse sous sa poitrine ?
Zéphyr et Chloris du Printemps paraissent se dissimuler derrière ces deux personnages.

 

En équilibre instable sur les deux tombeaux, ces quatre personnages sans pupille ni iris vivent le drame et l'instabilité du temps continu, aveugle et sans pitié.

Le Jour et l'Aurore sont espérance de vie mais la certitude de la résurrection promise par la religion chrétienne est préférable. Ainsi, les regards des Médicis convergent vers la Vierge à l'Enfant, (flanquée de statues des saints patrons de la famille Médicis, Cosme et Damien), sur le mur sud opposé où auraient dû s'élever les tombeaux des deux frères, Julien et Laurent le Magnifique qui reposent ensemble dans un simple sarcophage. Et derrière la Madone au regard triste, Michel-Ange avait prévu une fresque représentant la "résurrection" du Christ car cette chapelle était dédiée au mystère de la résurrection. Les statues se doivent de contempler les médiateurs du salut : la Vierge, les saints et la Résurrection du Christ, signe glorieusement chrétien d'immortalité.

 

Les quatre fleuves des Enfers

Deux Divinités de Fleuves, au pied de chaque tombeau, étaient prévues. Selon une des maquettes conservée à l'Academia de Florence, Michel-Ange devait représenter les dieux fluviaux étendus sur les socles des sarcophages, probablement les quatre fleuves de l'Hadès, Achéron, Styx, Phlégéthon et Cocyte, répliques souterraines des allégories supérieures, puissances à la fois du Chaos et son ordonnancement harmonieux, de la régénération, de la résurrection, de la mort du temps. Dans la tradition néoplatonicienne, ces fleuves signifient le " quadruple aspect de la matière qui réduit l'âme humaine en esclavage à l'instant de sa naissance " et représentent " tous ces maux qui naissent d'une source unique : la matière et qui ruinent le bonheur de l'âme. " (E. Panofsky, p. 287-288) Dans ses sculptures, comme dans ses poésies, Michel-Ange, suivant le néoplatonisme dans sa visée de la libération de l'âme, met "dos à dos" le jour et la nuit qui signent la condition mortelle de l'être humain. L'âme ne sera totalement libérée qu'à la mort et dans l'attente de l'immortalité apportée par la "Résurrection".

Michel-Ange convoque dans cet ensemble mortuaire la même idée que Botticelli dans son tableau : relier les inconciliables : le temps mortifère et la résurrection source d'immortalité.

 

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/m/michelan/1sculptu/medici/index.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Sagrestia_Nuova

 

 

Un question légitime se pose : Laurent de Médicis et son entourage connaissaient-ils le texte de la Théogonie d'Hésiode et tous les éléments relevés par Clémence Ramnoux mettant l'accent sur la déesse Nyx, la Nuit ? Avaient-ils la possibilité de prescrire un " programme " iconographique à Botticelli ? Pour les sculptures des tombeaux des Médicis, 40 ans plus tard, Michel-Ange avait quelques vues sur ses thèmes mortuaires qui empruntent à la " résurrection ". Il s'imprègne profondément du néo-platonisme qui lui est enseigné dans son jeune âge quand il séjourne durant deux ans auprès de Laurent de Médicis au palazzo de la Via Larga.

 

 

Erwin Panofsky, Studies in iconology, Oxford University Presse, 1939, Essais d'iconologie, Gallimard, 1967, traduction de Claude Herbette et Bernard Teyssèdre. Chapitre VI : " Le mouvement néo-platonicien et Michel Ange ", p. 255-343.

 

" Rien de ceci n'est exceptionnel. Chez un artiste du XVIe siècle, la présence d'influences néo-platoniciennes s'explique plus facilement que ne ferait leur absence. Cependant, d'entre tous ses contemporains, Michel-Ange fut le seul à adopter le néo-platonisme non seulement en certains de ses aspects mais en son intégrité : non pas comme un système philosophique séduisant (pour ne point parler de l'engouement du jour), mais comme une justification métaphysique de sa propre personnalité. Ses expériences émotives, qui atteignirent leur premier apogée avec son amour pour Tommaso Cavalieri, et leur avec son amitié pour Vittoria Cotonna, ont approché de l'idée de l'amour platonicien, en son sens authentique. Tandis que la foi néo-platonicienne en la " présence du spirituel matériel " donnait un fondement philosophique à son enthousiasme esthétique et amoureux pour la beauté, la tendance opposée du néo-platonisme, l'interprétation de la vie humaine comme d'existence irréelle, accessoire et torturante, comparable à la vie dans l'Hadès, s'accordait avec cette insatisfaction sans merci à l'égard de soi-même et du monde qui est le sceau même du génie de Michel-Ange. Tout comme on pourrait appeler Piero di Cosimo le seul épicurien authentique parmi la foule des artistes qu'influença Lucrèce, on pourrait appeler Michel-Ange le seul platonicien authentique parmi la foule d'artistes qu'influença le néo-platonisme.

Ainsi les vers de Michel-Ange, qui heurtent la sensible oreille italienne, qui lui semblent âpres et déchiquetés, diffèrent des œuvres plus euphoniques de ses contemporains en ceci qu'ils sonnent vrai. En eux les notions familières du néo-platonisme expriment les mêmes réalités psychologiques que rend manifestes son œuvre peint et sculpté. " (p. 264)

" Ce symbolisme néo-platonicien se manifeste avec une particulière évidence dans le Tombeau de Jules II et la Chapelle des Médicis. Car depuis les temps les plus reculés dans l'histoire de l'humanité, l'art funéraire a traduit les croyances métaphysiques de l'homme plus directement et plus clairement que toute autre forme d'expression artistique. " (p. 266)

 

" En même temps, chacun des tombeaux des Duchi représente une apothéose telle que la concevaient Ficino et son entourage : l'ascension de l'âme à travers les hiérarchies de l'univers néo-platonicien.
On se souviendra que les néo-platoniciens de Florence appelaient le royaume matériel il mondo sotterraneo et comparaient l'existence de l'âme humaine, pendant sa " captivité " dans le corps, à une vie apud inferos. Par suite il n'est pas trop hasardeux d'identifier les quatre Fleuves, placés comme ils l'étaient tout au bas des monuments, avec ceux d'Hadès : Achéron, Styx, Phlégéthon et Cocyte. Ces fleuves jouaient un rôle important dans le Phédon de Platon aussi bien que l'Enfer de Dante ; mais les néo-platoniciens de Florence les interprétaient fort différemment. Alors que pour Platon comme pour Dante, ils signifiaient les quatre stades du châtiment expiatoire qui attend l'âme humaine après la mort, ils signifient pour Landino et pour Pic de la Mirandole le quadruple aspect de la matière qui réduit l'âme humaine en esclavage à l'instant de la naissance dès qu'elle a quitté sa demeure supra-céleste, et franchi le Léthé qui lui fait oublier la félicité de son existence antérieure, elle se trouve " privée de la joie " (Achéron est censé dériver du grec " ne pas se réjouir ") ; elle est frappée d'affliction (Styx) ; elle tombe en proie aux " passions brûlantes comme la colère folle ou la fureur (Phlégéthon, du grec " flamme ") ; et elle demeure immergée dans le marécage d'une douleur vouée à pleurer sans fin (Cocyte, du grec " lamentation "). Ainsi les quatre fleuves de l'Hadès représentent " tous ces maux qui naissent d'une source unique : la matière ", et qui ruinent le bonheur de l'âme : " le profond précipice des sens est sans trêve agité par les flots de l'Achéron, du Styx, du Phlégéthon et du Cocyte ", explique Ficino. Et si répandue fut cette interprétation néo-platonicienne des quatre fleuves souterrains, qu'on la trouve jusque dans les Imagini de Vincenzo Cartari.
Si donc les Dieux Fleuves de Michel-Ange symbolisent ce que Pic de la Mirandole appelle mondo sotterraneo, c'est-à-dire le monde de la matière brute, les Heures du Jour qui occupent la zone immédiatement supérieure des sépultures ducales, symbolisent le monde terrestre, c'est-à-dire le Royaume de la Nature, composé de matière et de forme. Ce royaume, comprend la vie de l'Homme sur terre, est en fait la seule sphère qui soit assujettie au temps. La matière brute n'est pas moins éternelle ni indestructible que la forme pure, et les sphères célestes produisent le temps sans lui être assujetties. C'est seulement l'union transitoire de matière et de forme dans la nature qui est soumise à la nécessité de commencer et de prendre fin. " (p. 287-288)

" Cependant l'idée a pris forme dans la Chapelle Médicis sous l'aspect non d'allégories ou personnifications conventionnelles du temps, telles que les Quatre Saisons prévues à l'origine, mais de quatre figures sans précédent en iconographie, qui expriment une douleur intense et sans remède, qui tout comme les Esclaves du tombeau de Jules. Ils paraissent " rêver, dormir, souffrir et brûler de rage " : l'Aurore s'éveillant sur un dégoût profond de la vie en général ; le Jour convulsé d'une fureur sans cause ni effet ; le Crépuscule recru d'une ineffable fatigue ; la Nuit même, aux yeux incomplètement clos, ne trouvant aucun repos véritable.

Ainsi, tandis que les quatre Dieux Fleuves dépeignent le quadruple aspect de la matière, comme source du mal en puissance, les quatre Heures du Jour dépeignent le quadruple aspect de la vie sur terre, comme état de souffrance en acte ; il est aisé de voir la connexion interne entre les deux séries de statues. Pour un penseur de la Renaissance, il allait de soi que les quatre formes de la matière symbolisées par les quatre fleuves de l'Hadès ne pouvaient qu'être les quatre éléments : l'Achéron symbolisant l'air, le Phlégéthon le feu, le Styx la terre, et le Cocyte l'eau. D'autre part, ces mémos quatre éléments étaient, unanimement considérés comme de même essence que les quatre humeurs qui constituent le corps humain et déterminent la psychologie de l'Homme. Et ces quatre humeurs, à leur tour, étaient associées notamment aux quatre saisons et aux quatre heures du Jour : l'air, au tempérament sanguin, au printemps et au matin ; le feu, au tempérament colérique, à l'été et à l'heure de midi ; la terre, au tempérament mélancolique, à l'automne et au crépuscule ; l'eau enfin, au tempérament flegmatique, à l'hiver et à la nuit. " (p. 289-290)

 

 

Michel-Ange est l'auteur de plus de trois cents poésies où dominent l'exaltation de la lumière et l'aspiration à l'éternité. Certaines évoquent la nuit et la mort. Sur une feuille, traces de ses interrogations tourmentées et ébauches des tombeaux de San Lorenzo se répondent dans ce Canzone inachevé :

Hélas, hélas, je suis trahi
par les jours en fuite et par le miroir
qui dit vrai à quiconque le regarde en face !
Tous ceux qui tardent trop à songer à leur fin,
moi le premier, dont le temps est passé,
se découvrent un jour âgés.
Je ne sais pas me repentir, pendre conseil,
me préparer à la mort si prochaine.
Ennemi de moi-même,
c'est en vain que je pleure, en vain que je soupire,
nulle coulpe ne vaut le temps perdu.

Hélas, hélas, si je récapitule
le temps passé, je n'y puis pas trouver
un jour, un seul dont j'aie été le maître.
Les espoirs fallacieux comme les vains désirs,
aimer, pleurer, brûler, pousser mille soupirs
(nulle passion mortelle que je ne connaisse)
m'ont retenu, je le sais, je le sens,
loin du vrai, ce n'est que trop sûr.
Maintenant, le péril est là,
car le temps est bref, il me manque
et, se prolongeât-il, je ne serais pas assagi

Je vais sans force, hélas, je ne suis où,
ou plutôt je crains de le voir, car le passé,
même fermant les yeux, est là qui me le montre.
Maintenant que l'âge transforme mon écorce,
La Mort bataille incessamment avec mon âme
à qui régira mon état,
Or, si je ne me trompe
(Dieu veuille que j'aie tort !)
c'est mon châtiment éternel
pour le mal que j'ai fait librement et sciemment
que j'entrevois, Seigneur, et je ne sais plus qu'espérer.

Traduction de Pierre Leyris, Gallimard, 1992.

 

Un fragment de 1531 révèle un désarroi où s'affirme l'impossibilité humaine à distinguer le bien du mal, l'un en l'autre se transformant sans cesse :

 

Chi di noue cavalca, el dì conviene
c'alcuna volta si riposi e dorma :
così sper'io, che dopo tante pene
ristori 'l mie signor mie vita e forma.
Non dura 'l mal dove non dura 'l bene,
ma spesso l'un nell'altro si trasforma.

 

 

Celui qui fait voyage pendant la nuit
il faut, le jour, qu'il cède ici ou là
au repos, au sommeil.
De même, j'espère que mon Seigneur,
après tant de peine, restaure ma vie, mon âme.
Car le mal n'est pas plus constant que le bien
et souvent l'un en l'autre se change.

 

Traduction de Carlo Ossola.

 

Se ressent l'exigence de sérénité que la mort en son repos donne. Cette profonde et angoissante méditation sur la condition humaine qui prolonge celle de Virgile, durant et après son expérience autour des tombeaux de San Lorenzo, enrichit sa conception de la nuit, lieu de relâchement silencieux, de paix.

 

quatrain : la sculpture La Nuit parle

Dormir m'est cher et plus encore être de pierre
Aussi longtemps que l'injure et la honte durent.
Ce m'est un grand bonheur de ne rien voir, ne rien sentir ;
Ne va point m'éveiller, de grâce parle bas.

Traduction de Pierre Leyris

(C'était au temps où Côme de Médicis règnait sur Florence en tyran, d'où les termes du second vers où Michel-Ange épanche sa douleur.)

 

Sonnet 44

Parce que Phoebus cesse quelquefois d'enrouler
et d'étendre autour de notre globe humide et froid
ses bras de lumière, le vulgaire a décidé
d'appeler Nuit ce soleil qu'il ne comprend pas.

Or cette nuit est si débile, que si vous allumez
dans son domaine le moindre flambeau, vous la
tuez ; et si légère, que l'amadou et la pierre à feu
la déchirent et la fendent.

Si tant est qu'elle soit quelque chose, accordons-lui
d'être la fille du soleil et de la terre, car c'est la
terre qui porte l'ombre, et c'est le soleil qui la crée.

Mais qu'elle soit ce qu'elle veut, vous auriez tort
de la louer : elle est veuve, elle est noiraude, et si
inquiète, qu'à lui faire la guerre une luciole suffit.

traduction de Paul Hazard, Boivin, 1942

 

Sonnet 45

 

O notte, o dolce tempo, berché nero,
con pace ogn' opra sempr' al fin assalta ;
ben vede e ben intende chi t'esalta,
e chi t'onor' ha l'intelleto intero.

Tu mozzi e tronchi ogni stanco pensiero
che l'humid' ombra e ogni quiet' appalta,
e dall'infima parte alla più alta
in sogno spesso porti, ov'ire spero.

O ombra del morir, per cui si ferma
ogni miseria a l'alma, al cor nemica,
ultimo delli affliti e buon rimedio ;

tu rendi sana nostra carn' inferma,
rasciughi i pianti e posi ogni fatica,
e furi a chi ben vise ogn'ira e tedio.

 

O nuit, ô temps si doux encor que noir,
de ta paix tu couvres chaque ouvrage ;
qui t'exalte a bonne vue et entendement,
et qui t'honore, l'intelligence entière.

Tu retranches et coupes toute pensée lasse,
Que l'ombre humide de ton calme absorbe,
d'une région infime à la plus haute
en rêve tu conduis : là je désire aller.

Ombre de notre mort, par qui s'arrêtent
toutes les misères de l'âme, ennemies du cœur,
pour tous les affligés remède ultime et bon.

toi seule sais guérir notre chair malade,
essuies les pleurs, allèges les fardeaux,
et chasses des vivants colère et peine.

Traduction d'Isabel Violante, Textuel, 1998.

 

Dans la mouvance du néoplatonisme chrétien, Michel-Ange ne refuse pas l'apaisement nocturne. Un autre sonnet vibrant d'un sentiment cosmique évoque la nuit qui permet la création silencieuse tandis que le jour trop ardent rend l'existence difficile :

Sonnet 46

 

Ogni van chiuso, ogni coperto loco,
quantunche ogni materia circumscrive,
serba la notte, quando il giorno vive,
contro al solar suo luminoso gioco.

E s'ella è vinta pur da haflamma ofoco,
da lei dal sol son discacciate e prive
con più vil cosa ancor sue specie dive,
tal c'ogni verme assai ne rompe o poco.

Quel che resta scoperto al sol, che ferve
per mille vari semi e mille piante,
il fier bifolco con l'aratro assale ;

ma l'ombra sol a piantar l'uomo serve.
Dunche, le notti più ch'e dì son sante,
quanto l'uom più d'ogni altro frutto vale.

 

Tout endroit clos, tout espace couvert,
Tout ce que la matière circonscrit
Garde la nuit, tandis que vit le jour,
Contre les jeux lumineux du soleil.

Et si la flamme ou le feu vainc la nuit,
Le soleil ou toute autre lumière plus vile
Eloigne sa divine apparence et l'en prive,
Tant qu'à rompre la nuit suffit un ver luisant.

Cela qui reste ouvert au jour et qui bouillonne
De mille graines variées, de mille plantes,
Le cruel laboureur l'attaque de son soc ;

Pourtant l'ombre seule fait pousser l'homme.
Ainsi les nuits plus que les jours sont saintes,
Autant que l'homme est supérieur aux fruits.


Traduction Michel Orcel, Imprimerie Nationale, 1993.

 

Les premiers textes s'inspirent de la meditatio mortis dont l'œuvre sculptée est imprégnée. Ainsi cette Canzione :

Chiunche nasce a morte arriva
nel fuggir del tempo ; e 'l sole
niuna cosa lascia viva.
Manca il dolce e quel che dole
e gl'ingegni e le parole ;
e le nostre antiche prole
al sole ombre, al vento un fummo.
Corne voi uomini fummo,
lieti e tristi, come siete ;
e or siàn, corne vedete,
terra al sol, di vita priva.

Già fur gli occhi nostri interi
con la luce in ogni speco ;
or son voti, orrendi e neri,
e ciò porta il tempo seco.

 

Tout ce qui naît vient à mourir
avec le temps ; sous le soleil
nulle chose ne reste vive.
S'évanouissent délices et peines,
les esprits des hommes, leur verbe.
Quant à nos anciennes lignées,
autant dire ombres au soleil, au vent fumée.
Comme vous, nous fûmes des hommes,
tristes et joyeux, comme vous ;
et maintenant, vous le voyez, nous sommes
de la terre au soleil, sans vie.

Toute chose vient à mourir.
Jadis, nos veux étaient intacts,
chaque orbite avait sa lumière ;
ils sont affreux, vides, éteints :
voilà ce que le temps apporte.

 

Traduction Pierre Leyris.

 

Sonnet 47

 

Colui che fece, e non di cosa alcuna,
il tempo, che non era anzi a nessuno,
ne fe' d'un due e diè 'l sol alto all'uno,
all'altro assai più presso diè la luna.

Onde 'l caso, la sorte e la fortuna
in un momento nacquer di ciascuno ;
e a me consegnaro il tempo bruno
come a simil nel parto e nella cuna.

E come quel che contrafà se stesso,
quando è ben notte, più buio esser suole,
ond'io di far ben mal m'affliggo e lagno.

Pur mi consola assai l'esser concesso
far giorno chiar mia oscura notte al sole
che a voi fu dato al nascer per compagno.

 

 

Celui qui, de néant, créa le Temps
Qui n'était rien naguère pour personne,
En fit deux parts, donnant le haut soleil à l'une,
Donnant la lune à l'autre tant plus proche.

Lors le hasard, le sort et la fortune
En un instant naquirent pour chacun.
Et ceux-ci m'assignèrent le temps nocturne
Comme semblable à moi dès le berceau.

Et comme qui se contrefait soi-même,
Plus il est nuit, plus la nuit est obscure,
Et moi plus je fais mal, plus m'afflige et me plains.

Mais me console fort que j'aie reçu le don
De rendre brillant jour ma nuit sombre au soleil
que vous* reçûtes en naissant pour compagnon.

* sans doute Tommaso Cavalieri

Traduction Michel Orcel.

 

Deux quatrains écrits vers 1531 sur le même feuillet

Je vis de me mourir et, à vrai dire, .je vis heureux de mon malheureux sort.
Quiconque ne sait vivre d'angoisse et de mort,
qu'il entre dans ce feu qui me brûle et dévore.

*

Si je vis avant tout de ce qui me consume,
plus fait rage le feu grâce au bois et au vent,
plus celui qui me tue vient à mon assistance,
plus il tue fait de mal et plus je suis content.

Traduction Pierre Leyris.

 

Je suis perdu si je ne crève promptement.

(ultime vers d'une de ses dernières poésies " tercets sur son propre sort ")
Traduction Pierre Leyris.

 

 

Dans sa description des tombeaux, Vasari ne se montre pas sensible à la mélancolie qui empreint l'ensemble :

" On est plus émerveillé encore par les tombeaux des ducs Julien et Laurent de Médicis, si l'on songe qu'il n'a pas voulu laisser à la seule terre l'honneur de leur donner une sépulture digne de leur grandeur, mais y convoquer, mettre au centre la réalité universelle en plaçant quatre statues sur le couvercle des deux sépulcres : sur l'un la Nuit et le Jour. Sur l'autre l'Aurore et le Crépuscule. Ces statues aux attitudes et au jeu musculaire superbes suffiraient, si l'art venait à se perdre, à le ramener à sa clarté première. Il y a aussi les deux capitaines en armures, l'un le duc Laurent rêveur, dans l'attitude d'un sage, avec des jambes si magnifiques qu'il n'y a plus beau. Pour l'autre, le duc Julien, tête et cou, orbites des yeux, profil du nez, ouverture de la bouche et chevelure sont si prodigieux, mains, bras, genoux et pieds, toute la réalisation est telle qu'on ne peut se lasser, se rassasier de le regarder. Devant la beauté des sandales et de la cuirasse, on se croit au ciel, pas sur terre. "

(Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, tome 9, p. 234.

Sur le programme conçu pour la chapelle par Michel-Ange, voir : Erwin Panofsky, Essais d'iconologie, 1939, édition française, Gallimard, 1967.

 

 

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