NARCISSE
(1)
Narcisse se mirant dans la fontaine - v.1480-1520 - Boston Museum of Fine Arts
Et
l'on verra l'homme seul devenir trois, et tous trois le suivront ;
et le plus
souvent, c'est le plus fidèle qui l'abandonnera le premier.
L'ombre et le reflet dans l'eau.
Léonard
de Vinci, Maximes, fables & devinettes, Arléa, 2001
traduction
de Christophe Mileschi
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Sonnet
I
From fairest
creatures we desire increase,
That thereby beauty's rose might never die,
But as the riper should by time decease,
His tender heir might bear his
memory :
But thou,
contracted to thine own bright eyes,
Feed'st thy light's flame with self-substantial
fuel,
Making a famine where abundance lies,
Thyself thy foe, to thy sweet
self too cruel.
Thou
that art now the world's fresh ornament
And only herald to the gaudy spring,
Within thine own bud buriest thy content
And, tender churl, makest waste
in niggarding.
Pity
the world, or else this glutton be,
To eat the world's due, by the grave and
thee.
William Shakespeare, Sonnets, 1609
Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l'éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c'était l'abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même. Toi qui es aujourd'hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l'unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine. Aie
pitié pour le monde ou bien sois ce glouton : mange le dû
au monde, par toi, et par la tombe. Traduction Pierre Jean Jouve |
Les propriétaires successifs
En 1882, la tapisserie est en France, au château de Rozay, à Saint-Georges-sur-la-Prée, dans le département du Cher. (Selon une copie de l'inventaire des objets du château, dans le fichier de conservation fournis par François de Dreuzy du château de Villiers, un descendant de la famille qui possédait la tapisserie au 19ème siècle. Bien que non daté, cet inventaire semble être similaire à un autre inventaire achevé le 23 et 24 Janvier 1882 au château.) Le premier propriétaire connu de Narcisse serait donc Emile Le Goazré, comte de Toulgoët-Tréanna, qui habitait le château de Rozay. https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_de_Toulgo%C3%ABt-Tr%C3%A9anna né le 30 août 1833
Il est l'auteur de 12 livres référencés sur le site
:
Sur le château de Rozay :
Le dernier propriétaire français connu est son fils Yvon. Entre 1909 et
1911, la tapisserie est vendue pour 1 million de francs par le comte Yvon de Goarz
Toulgoët-Treanna à Jacques Helft et Nathan Wildenstein.
Avant 1968, elle est supposée appartenir à Lady Olive Baillie, dans le château de Leeds, Maidenstone, Kent. Lady Baillie est née Olive Cecilia Paget aux Etats-Unis en 1899 ; elle a été éduqué en France, a épousé Charles Jean-Frédéric Winn en 1919 et a divorcé en 1925. Cette même année, elle a épousé Arthur Wilson Filmer et le couple a acheté le château de Leeds en 1926.
En 1968, la tapisserie appartient
à Wildenstein & Company de New York. |
"
Que tu brilles enfin, terme pur de ma course ! "
Paul Valéry, Fragments
du Narcisse, vers 1
Plusieurs versions du mythe de Narcisse existent : 1- La version grecque : Narcisse, jeune homme d'une grande beauté, voit sa propre image dans le miroir des eaux. Il en tombe éperdument amoureux et, saisi par la passion de se joindre à cette image, il se noie dans les eaux. A sa place sur la rive de l'étang apparaît une fleur, le narcisse. Deux variantes principales existent du mythe de référence : 2- La variante béotienne : Narcisse, jeune homme très beau, est ardemment aimé par Ameinias (nom d'un fleuve, affluent de l'Hélicon qui se jette dans l'Alphée : rappel de l'ascendance aquatique). Mais Narcisse ne l'aime pas, le rebute sans cesse et finit par lui envoyer comme cadeau une épée. Ameinias se suicide avec cette épée devant la porte de Narcisse, en invoquant contre lui la malédiction des dieux. Selon
une variante de cette variante, Narcisse tombe amoureux (la version ne dit pas
de qui) par l'intermédiaire d'Artémis, sur jumelle d'Apollon,
laquelle l'empêche de consommer cet amour. Ainsi s'accomplit le premier
acte de la malédiction. La suite narre le dernier épisode : la présence
d'Echo, une nouvelle malédiction, le suicide de Narcisse noyé dans
sa propre image et dans Liriopé, l'eau maternelle. 3.
La variante de Pausanias : Narcisse a une sur jumelle très belle
à laquelle il ressemble
comme deux gouttes d'eau. La jeune fille
meurt et Narcisse en ressent une profonde douleur. Un jour qu'il se regarde dans
une source, il croit d'abord que c'est sa sur, cela le console de son chagrin.
Puis ayant compris que ce n'est pas elle, il prend l'habitude de se regarder dans
les sources pour trouver consolation à sa perte. Mais en vain. Il décide
alors de retrouver dans la mort l'image de sa sur bien aimée confondue
avec lui-même dans son reflet. 4- La version d'Ovide dans les Métamorphoses (en 43) fortement enrichie. Il
apparaît nettement que le jumeau, le double et le miroir sont des
données essentielles du mythe de Narcisse. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72174q/f59.item
Jean-Paul VALABREGA, " Narcisse, le mythe du Sujet ", Les mythes, conteurs de l'Inconscient. Questions d'origine et de fin, Payot, 2001, p. 99-117. |
"
Il n'est pas de mythe qui ne se rapporte en définitive à l'enjeu
parental. "
Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission,
p. 136.
Narcisse et le Roman de la Rose
Le personnage de Narcisse du Roman de la Rose a pu être à l'origine de la tapisserie de Boston. http://ica.themorgan.org/manuscript/page/13/145641 Dans le catalogue de l'exposition France 1500, entre Moyen Age et Renaissance, p. 291, Elisabeth Taburet-Delahaye, directrice du Musée de Cluny, note l'existence, dans les archives du musée, d'une note écrite de Guy Delmarcel : cette tapisserie de laine et de soie, de dimensions moyennes (2m80 sur 3m10), aurait appartenu à un ensemble consacrée au Roman de la Rose et Anne de Bretagne en possédait un exemplaire en quatre pièces. Nous pouvons imaginer sa chambre à coucher décorée de quatre tapisseries reproduisant des personnages du Roman de la Rose sur fond millefleurs. Quels doux rêves y faire !
Voici le passage du Roman de la Rose consacré à l'histoire de Narcisse
Anonyme - Narcisse avec Echo version
rimée en français moderne :
Le Jardin clos - v.1400- BL MS Egerton 1069
Notes* de Armand Strubel, Le Livre de Poche, 1992 * (page 111) La fontaine sous le pin est une sorte d'archétype, qui renvoie aux représentations du Paradis. L'association se retrouve dans le fameux passage du Chevalier au Lion où Chrétien de Troyes évoque la fontaine " aventureuse " de Brocéliande (vv. 374 sqq.), ainsi que dans Cligès ou Floire et Blancheflor. Le pin à la fois un symbole de pérennité et de mort : le culte de Cybèle, à Rome, comportait un cortège funéraire dans lequel un pin abattu figurait le cadavre du dieu Attis promis à la résurrection. Les occurrences de l'archétype pin / fontaine impliquent presque toujours l'union de l'amour et de la mort. * (page 113) Narcisse est l'unique "exemple" (cf le vers : Dames, cest essemple aprenez) mythologique développé par Guillaume, qui l'emprunte aux Métamorphoses d'Ovide ; la popularité de cet auteur et la fascination qu'exerce sur la littérature de l'époque le sort de Narcisse (cf. Cligès, Roman de Troie, Narcissus, Roman d'Alexandre, Florimont, etc.) peut expliquer la présence de cet intrus, dont l'histoire est raccrochée bien artificiellement au texte par le biais de l'inscription et d' une intervention de l'auteur, Mais Narcisse n'est pas sans liens avec le jeune homme qui vient de pénétrer dans le verser ; contemplatif comme lui, il s'est laissé prendre au piège de son regard ; mais Guillaume semble surtout retenir l'idée des dangers de l'amour, que le jeune homme est en passe de découvrir à son corps défendant. Peut-être annonce-t-il aussi le piège inévitable du désir, à jamais voué à l'insatisfaction et à l'inachèvement, comme son roman... |
Les Métamorphoses Pour
les Antiques, l'être humain est un "animal politique" selon l'expression
d'Aristote. Essentiellement communautaire, il se définit par son appartenance
à la société et non comme un être isolé dans
sa conscience unique. Les dieux punissent Narcisse de mort car il pêche
par démesure : il veut se suffire à lui-même, il se
réserve son propre amour. L'hybris est la faute suprême de
ces temps-là que Némésis sanctionne, "
cette crainte
de l'hubris, de la démesure, qui hante la conscience du monde antique,
et qui toujours maintient la pensée dans ses limites. " Lucien Jerphagnon,
Les dieux & les mots, Tallandier, 2004, p. 286. La
tapisserie ne retient de l'épisode conté par les deux textes (Les
Métamorphoses et Le Roman de la Rose) que les instants où
Narcisse se regarde et s'aime. Il nous faut un certain temps pour remarquer une certaine impossibilité. Le reflet de Narcisse est parfaitement net alors que deux jets d'eau d'importance tombent dans le bassin ; les images reflétées en devraient être troublées ! Aussi, ne faut-il pas évoquer le vent pour expliquer le mouvement de la cape. Le jeune homme
revient-il de la chasse ? Pas de cheval, pas d'arme de chasse (seule, une épée),
pas de faucon, pas de chien
Aucun désordre dans le vêtement,
dans la coiffure
Des animaux, certes, mais bien peu effarouchés ! Le Narcisse de notre tapisserie illustre la remarque de Gaston Bachelard sur les deux termes de la dialectique du narcissisme : " voir et se montrer. " (p. 31) C'est une sorte de Narcisse " d'opérette " que le peintre a dessiné : ce jeune noble semble sortir de ses appartements plutôt que des bois et des landes où il a poursuivi des heures durant, sous le soleil, le gibier. Dans cette tapisserie, il ne montre pas un narcissisme blessé, bien au contraire. Le Narcisse de notre
tapisserie a-t-il découvert sa différence et sa supériorité
? un
jor qu'il venoit de chacier, Ainsi, pouvons-nous penser, il a fait preuve de virilité, de courage. C'est un preux qui a su, dans l'inter-texte, manier l'épée, symbole phallique, qu'il porte au côté droit. A moins qu'il n'ait délégué cette puissance non encore conquise à son faucon et à ses chiens qui tuent à sa place. Peut-être en est-il de cette quête de puissance musculaire comme il en est de la quête amoureuse où il n'a pas encore prouvé sa toute puissance, sauf à le considérer responsable de la mort d'Equo et de la sienne qui l'attend à l'ombre du pin. Le royaume des ombres Né de la nymphe azurée, la naïade Liriopé et du dieu-fleuve, Céphise, Narcisse ne pouvait que regagner l'eau en ultime demeure. La
scène tissée semble répondre à cette analyse du philosophe
épistémologue Gaston Bachelard : " En effet, le
narcissisme n'est pas toujours névrosant. Il joue aussi un rôle positif
dans l'uvre esthétique, et par des transpositions rapides, dans l'uvre
littéraire. La sublimation n'est pas toujours la négation d'un désir
; elle ne se présente pas toujours comme une sublimation contre des instincts.
Elle peut être une sublimation pour un idéal. Alors Narcisse ne dit
plus : " Je m'aime tel que je suis ", il dit " Je suis tel que
je m'aime. " Je suis avec effervescence parce que je m'aime avec ferveur,
Je veux paraître, donc je dois augmenter ma parure. Ainsi la vie s'illustre,
la vie se couvre d'images. La vie pousse ; elle transforme l'être ; la vie
prend des blancheurs; la vie fleurit ; l'imagination s'ouvre aux plus lointaines
métaphores ; elle participe à la vie de toutes les fleurs. Avec
cette dynamique florale la vie réelle prend un nouvel essor. La vie réelle
se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d'irréalité. "Tant
de fragilité et tant de délicatesse, tant d'irréalité
poussent Narcisse hors du présent. La contemplation de Narcisse est presque
fatalement liée à une espérance. En méditant sur sa
beauté Narcisse médite sur son avenir. Le
narcissisme détermine alors une sorte de catoptromancie naturelle.
" (p. 35) (du grec katoptron = miroir et manteia = mancie ou
divination : divination utilisant un miroir) Voilà Pourquoi Narcisse s'appuie résolument de ses deux mains ouvertes sur la margelle de la fontaine. Il n'éprouve pas le besoin (ressentons-nous) de plonger une main dans l'eau pour se caresser, ou d'approcher ses lèvres pour s'embrasser. La tapisserie Narcisse
est celle du " narcissisme cosmique " défini
par Gaston Bachelard (p. 37) : " Je suis beau parce que la nature est belle,
la nature est belle parce que je suis beau ". Tel est le dialogue sans fin
de l'imagination créatrice et de ses modèles naturels. Le narcissisme
généralisé transforme tous les êtres en fleurs et il
donne à toutes les fleurs la conscience de leur beauté. " Si
la nature ne se mire pas dans la fontaine de la tapisserie pour des raisons de
concentration du thème autour du seul Narcisse, les deux cristaux, en reflétant
chacun une moitié du verger, permettent, dans Le Roman de la Rose,
ce " pancalisme dynamique " (du grec pan-
= totalité et kalós = beau). Et
plus loin, il analyse " la volonté de contempler
" : " La contemplation elle aussi détermine une volonté.
L'homme veut voir. Voir est un besoin direct. La curiosité dynamise l'esprit
humain. Mais dans la nature elle-même, il semble que des forces de vision
sont actives. Entre la nature contemplée et la nature contemplative les
relations sont étroites et réciproques. La nature imaginaire réalise
l'unité de la natura naturans et de la natura naturata. Quand
un poète vit son rêve et ses créations poétiques, il
réalise cette unité naturelle. Il semble alors que la nature contemplée
aide à la contemplation, qu'elle contienne déjà des moyens
de contemplation. " (p. 41) " Mais si le regard des choses est un peu doux, un peu grave, un peu pensif, c'est un regard de l'eau L'il véritable de la terre, c'est l'eau. Dans nos yeux, c'est l'eau qui rêve. " (p. 45) Aucune
idée de mort ici. Aucune intention de mourir. Je le ressens ainsi. Trop
de fleurs chantent la vie dans ce millefleurs, trop d'animaux les accompagnent
sur le même ton avec " leurs marmailles dans les pattes ". L'eau
tissée de la fontaine n'est pas une invitation à mourir. La beauté
ne paraît pas ici une cause de mort. S'il est peut-être vrai que "
les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux mortes sont des
eaux dormantes " (p. 90), les eaux de notre tapisserie sont tenues en éveil
par les deux jets d'eau qui emplissent le bassin. Le
visage reflété semble quelque peu interrogateur, davantage que l'original
qui se mire, mais beaucoup moins que le visage reflété de Tarzan,
épouvanté, pour des raisons propres au roman illustré, dans
le dessin de Burne Hogarth (cf. en fin de page). L'artiste a dépouillé l'épisode de tout caractère tragique. Point de cauchemar pour la ou le commanditaire ! Le Narcisse de Boston est une tapisserie qui a été conçue intelligemment pour ne pas poser de tourments métaphysiques ou autres à celle ou celui qui devait le regarder chaque jour. (Citations extraites de : Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves, José Corti, 1942)
* * * * * * * *
Si l'hypothèse de Guy Delmarcel est juste, une tapisserie où l'on pourrait voir "la carole tourner et les gens danser joliment et faire mainte belle figure et maint beau tour sur l'herbe fraîche." (vv. 742-745) "
Lors veïssiez querole aler une autre consacrée à la rencontre de l'Amant et de la rose qui "était, que Dieu la bénisse, bien plus belle épanouie qu'avant, et plus vermeille : j'étais tout ébahi de cette merveille..." (vv. 3369-3372) Ele
fu, dieus la beneie ! Dans la partie de Jean de Meung du Roman de la Rose, Armand Strubel relève environ 80 "exemples" mythologiques, " simples analogies ou scènes complètes (Vénus et Adonis, Saturne et Jupiter, Pygmalion, Deucalion et Pyrrha, Vénus et Vulcain) " : " En dehors d'Ovide avec les Métamorphoses, ce sont les mythographes et les compilateurs qui fournissent les références. "
une quatrième tapisserie pouvait évoquer sur le même mode
" tranquille ", " neutre ", que Narcisse l'épisode
de Pygmalion narré dans Le Roman de la Rose aux vers 21591-22048
(vv. 20821-21214 dans la version d'Armand Strubel). http://www.mediterranees.net/mythes/pygmalion/roman.html http://fr.wikipedia.org/wiki/Pygmalion_et_Galat%C3%A9e
------------------------------
"
celui qui s'attache aux beaux corps et ne s'éloigne pas d'eux, c'est non
selon le corps, mais selon l'âme qu'il s'enfoncera dans les lieux ténébreux
et demeurant aveugle dans l'Hadès, il vivra là-bas, comme déjà
ici-bas, uniquement avec les ombres. "
Guillaume de Lorris, en reprenant l'épisode des Métamorphoses d'Ovide et en situant le mythe de Narcisse à l'intérieur du jardin d'amour, crée un lien de continuité entre le jardin d'amour courtois et la littérature antique. Le Roman de la Rose suit le texte d'Ovide tout en l'abrégeant fortement et en introduisant quelques modifications : Chez Ovide, ce n'est pas Echo (Equo) qui appelle sur Narcisse la vengeance des dieux. La source des Métamorphoses est remplacée par une fontaine dans le Roman. Chez Ovide, aucun exemplum destiné à inviter les dames à ne pas repousser leurs amoureux. Dans le Roman (vv. 1502-1508), une " morale " totalement hors de propos et qui se contredit : les trois premiers vers pour dire que Narcisse meurt d'avoir repoussé l'amour d'Equo et tout de suite après quatre vers pour en rejeter la faute sur Equo. Absurdité d'une telle misogynie.
Chez Ovide, Narcisse, au début abusé, finit par comprendre qu'il contemple sa propre image. Dans le Roman, il ne semble pas que Narcisse l'ait compris, ce qui permet, subrepticement le retournement malhonnête de la " morale " conclusive.
Dans sa narration de la geste de Narcisse, Ovide ne convoque aucun pin près
de la source où s'arrête le jeune homme : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/metam/Met03/M03-339-510.html Le
pin est présent dans l'épisode " Orphée et Eurydice
" (10, 103-105) où Ovide écrit à propos du pin : et
le pin ceinturé de feuilles, avec sa cime hérissée, Autre traduction : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/metam/Met10/M10-1-142.htm Mais Le Roman de la Rose dresse bien un pin auprès de la fontaine où vient se reposer Narcisse. ------------------------------
Armand Strubel (Le Roman de la Rose, Puf, 1984) analyse cette " intrusion " de Narcisse ainsi : L'épisode de Narcisse est donc le carrefour du sens. Significations explicites, vis-à-vis du jeune homme (l'amour commence par le regard, et les flèches développeront bientôt ce motif de la façon la plus classique; mais le regard est source de périls, comme le montre la mésaventure de Narcisse, mort de s'être trop regardé) et du narrateur (le piège de l'amour) ; mais aussi suggestions indirectes qui éclairent le texte de biais (les perversions du désir, narcissisme et homosexualité, la présence de la mort au sein du désir, la stérilité de la contemplation de soi comme principal risque de cette société fermée dont Oiseuse est l'introductrice et le symbole). L'exemple, parce qu'il paraît exploité, dans l'immédiat, de manière inadéquate (la leçon pour les dames cruelles), garde une certaine disponibilité de signification. Unique dans son genre chez Guillaume, placé à une articulation essentielle du récit, il a sans doute une fonction par rapport à l'entreprise même du poète. (p.66-67) |
Les Métamorphoses d'Ovide 3, 413-503
|
Le Roman de la Rose vv. 1523-1563
|
L'épisode
" chasse " est conservée : épuisement,
chaleur, soif, | |
Ici
l'enfant, épuisé par
une chasse animée sous la chaleur, se laisse tomber, séduit par l'aspect du site et par la source, et
tandis qu'il désire apaiser sa
soif, une autre soif grandit en lui : | que
Narcisus par aventure a la fontaine clere et pure se vint soz le pin ombroier un jor qu'il venoit de chacier, qu'il avoit soffert grant traval de corre et amont et aval, tant qu'il ot soif por l'aspreté dou chaut et por la lasseté qui li ot tolue l'alaine. Et quant il vint a la fontaine que li pins de ses rains covroit, ilec pensa que il bevroit. Sus la fontaine toz adenz se mist lors por boivre dedenz, |
La contemplation amoureuse de sa propre image | |
en
buvant, il est saisi par l'image de la beauté qu'il aperçoit. Il aime un espoir sans corps, prend pour corps une ombre. Il est ébloui par sa propre personne et, visage immobile, reste cloué sur place, telle une statue en marbre de Paros Couché par terre, il contemple deux astres, ses propres yeux, et ses cheveux, dignes de Bacchus, dignes même d'Apollon, ses joues d'enfant, sa nuque d'ivoire, sa bouche parfaite et son teint rosé mêlé à une blancheur de neige. | si
vit en l'eve clerc et nete son vis, son nés et sa bouchete ; et cil maintenant s'esbahi, car ses ombres l'avoit traï, qu'il cuida voair la figure d'un esfant bel a' desmesure. Lors se sot bien Amors venchier dou grant orguil et dou dangier que Narcisus li ot mené. Bien li fu lors guerredoné, qu'il musa tant en la fontaine qu'il ama son ombre demainne, si en fu morz a la parclouse, c'est la some de ceste chose. |
L'incompréhension du phénomène du reflet | |
Admirant
tous les détails qui le rendent admirable, sans le savoir, il se désire et, en louant, il se loue lui-même ; quand il sollicite, il est sollicité ; il embrase et brûle tout à la fois. Que de fois il a donné de vains baisers à la source fallacieuse, que de fois il a plongé ses bras au milieu des ondes pour saisir la nuque entrevue, sans se capturer dans l'eau ! Il ne sait ce
qu'il voit, mais ce qu'il voit le consume, | Car
quant il vit qu'il ne porroit acomplir ce qu'il desiroit et qu'il estoit si pris par fort qu'il ne porroit avoir confort en nule fin ne en nul sen, |
Dans un second temps, elle
n'est rien en soi ; elle est venue avec toi et reste avec toi ; et ses propres
yeux le perdent ;
| |
| |
puis une attitude de " repli narcissique "
| |
La mort de Narcisse | |
et la douleur d'Echo Écho pourtant, malgré sa colère et ses souvenirs, compatit en
le voyant, et chaque fois que le pauvre enfant disait " hélas ", "
Hélas, enfant que j'ai aimé en vain ! ", et les alentours renvoyèrent Même
après son accueil en la demeure infernale, | il perdi
d'ire tot le sen et fu morz en poi de termine. |
métamorphose de Narcisse en fleur | |
Ses surs les Naïades se lamentèrent et déposèrent sur leur frère leurs cheveux coupés. Les Dryades pleurèrent ; Écho répercuta leurs gémissements. Déjà elles préparaient le bûcher, les torches et le brancard funèbres : le corps ne se trouvait nulle part ; au
lieu d'un corps, elle trouvent | (suppression) |
Pierre Legendre, Leçon III, Dieu au miroir. Etude sur l'institution de l'image, Fayard, 1994. " Pour un esprit moderne,
tant sollicité par les sciences du mesurable, la difficulté est
d'admettre que le corps se donne au sujet à travers l'image, et l'ayant
accepté, d'admettre du même pas que le statut du corps se trouve
de ce fait modifié : transitant par la représentation le corps décolle
du statut d'objet biologique et prend statut de fiction. Autrement dit, le corps
n'est pas le corps, sa construction se trouve poussée du côté
de l'image ; ce corps pour vivre est inséparable de l'emprise de l'image.
" (p. 41) Désir absolu d'enlacement de Narcisse avec son image, qui s'avère mortel. Et même au séjour des morts, Narcisse fixe encore l'eau du Styx : postquam est inferna sede receptus, In Stygia spectabat aqua. Pourtant
Narcisse sort de son délire et devient conscient : " Narcisse s'épuise à abolir une frontière, la frontière de la séparation entre soi et son image. En somme, Narcisse fait le chemin de l'humanisation à rebours - un chemin qui prétendrait abolir l'image, mettre fin à cette décorporalisation du corps qui signe l'avènement de la représentation chez l'humain. Raisonnant en termes d'interdit, je dirai que nous découvrons ici ses sources : la division fait loi pour l'animal parlant, à partir de la division entre le mot et la chose relativement au corps. Sous peine de mort, le sujet humain doit renoncer à déjouer cette division qui est au principe de la vie dans l'espèce parlante. Voici donc une première leçon : la douleur de Narcisse est la douleur de l'effroi devant la nécessité de cette division, qui inflige de s'absenter à soi- même et de maîtriser cette absence. " (p. 44) "
corpus putat
esse quod unda est : Il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau. "
Narcisse ne sait se dire : " Je est un autre ". " Il ne sera donc pas superflu d'insister sur l'intensité dramatique de la vérité mise en scène par Ovide : l'inéluctable arrachement à l'opacité animale pour accéder à la parole - arrachement qui n'a rien à voir avec quelque accès mécanique à la réalité - a pour prix la division de l'être de l'homme non seulement à travers l'image de soi comme un autre, mais aussi à travers l'image de la parole d'un autre. Traduisons quant à l'économie du langage : lorsque l'enfant se met à parler, à habiter le langage, il est toujours l'image de la parole d'un autre, ce qui pourrait être la définition même du nom propre [ ] Cette division de l'être de l'homme lui ménage à la fois l'accès à la représentation et l'accès au rapport de signification ; c'est ainsi donc, d'abord et avant tout, qu'il décolle de la chose vers le mot. Le travail des images est au cur de cette entreprise subjective d'abstraction. " (p. 47) La fleur narcisse représente à la fois une absence (celle de Narcisse) et son désir pour son image. " La vérité du désir de Narcisse pour son image devient vérité commémorée. " (p. 44) " La fleur - mémorial, le narcisse, ne redonne pas l'objet perdu, mais le notifie au contraire comme à jamais perdu [ ] (ce qui) nous introduit au rapport au néant qu'implique la vie des images pour le sujet. [ ] La fable de Narcisse met en scène l'absence impossible de l'objet, l'impossible accès à la catégorie du néant et son issue d'auto-anéantissement. En chaque vie, nous avons affaire à ceci : le sujet, pour entrer dans sa condition de parlant, est appelé à vivre la perte de l'objet indéfiniment réitérée et la commémoration de cette perte indéfiniment reprise au fil de ce que nous appelons vie symbolique. " (p. 45) |
Nous
sommes à l'antipode du ruisseau dont Narcisse voulut arrêter le cours,
immuable tombeau digne de lui,
car ne savoir imaginer, c'est se perdre en
soi-même.
Le rêveur, au contraire, en d'autres se trouve.
René
Crevel, Au carrefour de l'amour, la poésie, la science et la révolution.
Johan Huizinga, Le Déclin du moyen âge
" Pétrarque hésite entre l'idéal de l'amour courtois et l'inspiration nouvellement tirée des modèles de l'antiquité ; et, de Pétrarque à Laurent de Médicis, la poésie lyrique, en Italie, retrace son chemin vers la sensualité naturelle qui pénétrait aussi les uvres antiques tant admirées. En France, et dans tous les pays qui subissaient l'ascendant de l'esprit français, l'évolution de la pensée érotique fut plus compliquée. Le cadre de l'amour courtois résiste, mais l'esprit s'en renouvelle. Avant que la Vita nuova n'eût trouvé l'harmonie éternelle dans la passion spiritualisée, le Roman de la Rose avait versé des idées nouvelles dans les anciennes formes de l'amour courtois. L'uvre, commencée avant 1240 par Guillaume de Lorris, fut terminée avant 1280 par Jean Chopinel de Meung sur-Loire. Peu de livres ont exercé une influence aussi profonde et aussi prolongée sur la vie d'une époque que le Roman de la Rose. Sa vogue a duré deux siècles au moins. Il a déterminé la conception aristocratique de l'amour au déclin du moyen âge ; et de plus, en raison de sa richesse encyclopédique, il a été le trésor où la société laïque cultivée a puisé le plus clair de son érudition. Il est digne d'attention ce fait que la classe dominante de toute une époque reçut ses notions intellectuelles et morales dans les cadres d'un " ars amandi ". L'idéal de la culture se fondant avec celui de l'amour : voilà un amalgame que n'a connu aucune autre époque. De
même que la scolastique représente l'effort grandiose de l'esprit
du moyen âge pour unifier toute la pensée philosophique, de même
la théorie de l'amour courtois a voulu, dans un domaine moins élevé,
brasser tout ce qui concernait la vie noble. Le Roman de Rose ne détruisit
pas le système ; il en modifia les tendances et en enrichit le contenu.
" (pp. 112-113) Johan Huizinga, Le Déclin du moyen âge, Payot, 1932, traduction du hollandais de Julia Bastin |
D'autres emprunts à Ovide et au mythe de Narcisse
Le lai ou le conte de Narcisse, la plus ancienne version française du récit d'Ovide et la plus infidèle, compte environ 1000 vers. La séquence que Christine de Pizan consacre à Narcisse dans L'Epistre Othea, au début du 15e siècle, intitulée Narcisus qui se mira en la fontaine, comporte 25 lignes.
Dans le roman arthurien en vers ou en prose, il n'est
fait que de brèves allusions à " Narcisse qui n'est guère
que le nom d'un amour impossible. "
Chrétien de Troyes, dans Yvain ou le Chevalier
au Lion, écrit vers 1176 récupère le motif de
la fontaine : " un lieu où passer à travers le miroir, un lieu
où se noue la destinée du chevalier amant, où se dit ensuite,
et d'abord dans le Tristan en prose, la joie et plus souvent la douleur
d'aimer sans espoir. " " l'auteur anonyme de Ovide moralisé, texte manuscrit d'environ 72000 vers octosyllabiques, " qui tout en restant très fidèle au texte d'Ovide, ne s'interdit pas cependant de faire quelques emprunts habilement trafiqués au texte de Guillaume de Lorris. "
Le Livre des Eschez amoureux moralisés
se présente comme le commentaire en prose du poème précédent
Les Échecs amoureux. Ecrit vers 1400 par Evrard de Conty, médecin
du futur Charles V, cet ouvrage se veut un livre d'éducation princière
; il s'achève sur une partie d'échecs symbolique où les pièces
du jeu représentent les différents personnages du " Verger
de Deduit " du Roman de la Rose.
La Fontaine amoureuse du compositeur Guillaume
de Machaut, écrit vers 1300 - 1377,
Narcisse parle de Paul Valéry de 1890
L'Ange de Paul Valéry de 1945 Stéphane Mallarmé, Les Dieux antiques, J. Rothschild, éditeur, 1880 (pp. 216-217). NARCISSE,
MYTHE GREC ET LATIN Texte
Les Dieux antiques de Stéphane Mallarmé,
André
Gide, Le Traité du Narcisse, Théorie du
symbole, L'Art indépendant, 1891
Paul
Valéry, La Cantate du Narcisse pour
baryton martin, soprano, chur de femmes à quatre voix et orchestre,
est une uvre de Germaine Tailleferre composée en 1938 et créée
en 1943. Texte
de La Cantate du Narcisse https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10516272z uvres
de Germaine Tailleferre
Lire : Pauline Galli
- Paul Valéry : autour de la figure de Narcisse "
L'apprenti poète et l'apprenti amoureux ont donc en commun cette tension
impossible à apaiser, mais qu'ils doivent, malgré eux, entretenir
sans cesse. " Nicole
Piétri, Les miroirs de Narcisse,
Études françaises, Volume 9, numéro 4, novembre 1973 (à
télécharger en pdf) Emmanuèle
Baumgartner, Narcisse à la fontaine : du " conte " à
" l'exemple " |
"
J'aime ce que je suis. Je suis celui que j'aime. "
Paul Valéry,
La Cantate du Narcisse
Narcisse va mourir...
mouvement symétrique de la queue du faisan et de la cape de Narcisse
symétrie entre la plume du faisan et celles de la coiffe de Narcisse même naïveté et fierté faussement virile punie par l'emprisonnement (de la cage ou du narcissisme) et la mort (le mot Narcisse vient du grec narkè, de narkôtikos [narc(o)-, narcose, narcotique], torpeur, engourdissement).
Le " narcissisme des petites différences " Le
faucon ou l'épervier juché sur la fontaine, en guettant le faisan,
guette-t-il aussi Narcisse ? Les animaux, " Narcisse " aussi !
" Le Livre du Roi Modus et de la Reine Ratio a été composé par un gentilhomme normand, Henri de Ferrières, entre 1354 et 1377. Il se divise en un Livre de chasse et un ouvrage allégorique sur les malheurs du temps, le Songe de Pestilence. Le Livre de chasse est un dialogue entre le roi Modus (qui décrit la vie des animaux et les manières de les chasser), et divers interlocuteurs. Au cours du dialogue, sont intercalés des chapitres où la reine Ratio donne une explication morale des murs des animaux. "
Les
juments Columelle,
De l'agriculture, VI, 35
Un chaudron d'huile servait à capturer des choucas. " Les divergences d'opinion au sujet de l'amitié sont nombreuses. Les uns la définissent comme une sorte de ressemblance, et disent que ceux qui sont semblables sont amis, d'où les dictons : le semblable va à son semblable le choucas va au choucas et ainsi de suite. " a écrit Aristote dans Ethique à Nicomaque, Chapitre 2 A l'aide d'un miroir et d'un filet, on capturait des cailles, les moineaux, les perdrix, les coqs. L'attirance sexuelle semble être la raison de leur précipitation vers le piège. ------------------------------
Trois
thèmes sont réunis ici : le miroir, l'onde et la chevelure. Selon les formules de Gilbert Durand : " Le miroir non seulement est procédé de redoublement des images du moi, et par là symbole du doublet ténébreux de la conscience, mais encore se lie à la coquetterie. L'eau constituant, semble-t-il, le miroir originaire. [ ] le reflet dans l'eau s'accompagne du complexe d'Ophélie. Se mirer c'est déjà un peu s'ophéliser et participer à la vie des ombres. "
que
Narcisus par aventure car
ses ombres l'avoit traï,
(v. 1484) " Narcisse, frère
des Naïades, poursuivi par Echo, la compagne de Diane, et auquel ces divinités
féminines font subir la métamorphose mortelle
du miroir. Mais c'est surtout dans le mythe d'Actéon que viennent
cristalliser tous les schèmes et les symboles épars de la féminité
nocturne et redoutable. " Artémis/Diane, déesse lunaire et chasseresse, sur (jumelle ?) d'Apollon (également connu comme Phébus, " le brillant ", il supplantera Hélios au Moyen Age comme dieu du soleil). Le chasseur (comme Narcisse) Actéon est dévoré par ses chiens sur ordre de la même Artémis. Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1969, p. 109
" D'une manière générale, la première rencontre de corps à corps s'expérimente dans le rejet. L'autre nous renvoie une image dont nous ne voulons pas, à moins qu'elle ne soit un pur reflet narcissique. Et l'acceptons-nous, nous ne sommes pas protégés pour autant de la haine. Le dénouement de l'histoire de Narcisse conduit à la mort. Il y a une tension immédiate, inhérente au rapport de soi à l'autre, que les hystériques sentent beaucoup plus fort que les autres car elle les angoisse. La parole qui nomme est bien la seule issue vivifiante à cette tension." Jean-Pierre WINTER, Dieu, l'amour et la psychanalyse, Bayard, 2011, p. 27
Or, il n'y a pas de parole en retour aux propos de Narcisse à son reflet. L'image bouge les lèvres dans le même temps que Narcisse mais l'eau reste muette de tout propos amoureux. |
Narcisse ou l'Amant-Poète ?
Jacques Darriulat écrit : « Le musée des Beaux-arts de Boston conserve une magnifique tapisserie millefleurs de la fin du XVe siècle qui montre, dans le décor d’un jardin enchanté, un bel adolescent – son nom, « Narcisus », est brodé sur ses chausses rouges – penché sur une fontaine renaissance : l’élégant jeune homme sourit à son reflet, mais son image, qui semble lentement traverser jusqu'à lui le cristal de l’eau, ne sourit pas, mais le considère plutôt avec la gravité d’un revenant. Jacques Darriulat, « La peinture hollandaise au siècle d'or, 3- la nature morte », mis en ligne le 01-05-18, consulté le 02 avril 2024.
Fascination de l'image de soi. Le reflet est net, non dégradé, non morcelé. Peut-être l'artiste se joue-t-il de nous et a représenté non le Narcisse légendaire, mythique, mais l'Amant-Poète du Roman de la Rose. Pourtant, regardons bien le reflet du visage dans (sur ?) l'eau. Alors que le " vrai " visage semble serein comme si Narcisse était dans l'illusion d'être un et unique, auto-suffisant, son reflet ne vous apparaît-il pas quelque peu inquiet ? Ses yeux semblent s'ouvrir d'étonnement, comme si " l'être du reflet " prenait conscience de sa division par rapport à son double, de son manque de réalité. Qu'en est-il du faisan ? Un coq, lui aussi !
Dans
Ovide, la désillusion (celui qu'il aime n'est que lui-même reflété),
sa reconnaissance par lui-même le mène à la mort, au suicide. vv.
466-471 (le vers 467 dit : O utinam a nostro secedere corpore possem ! soit exactement : Oh ! que ne puis-je me séparer de notre corps ! Ovide écrit : non pas mon corps, mais notre corps. Narcisse s'adresse à son image comme s'il s'adressait à un autre avec qui il partagerait un même corps. Ainsi, Ovide pose "l'indissociable, l'indestructible lien du corps avec l'image." (Pierre Legendre, Leçon III, Dieu au miroir. Etude sur l'institution de l'image, Fayard, 1994)
Dans
le Roman de la Rose, c'est, au contraire, l'illusion d'être rejeté
par l'autre qui le mène à la mort. vv.
1495-1504
Dans les deux uvres,
Narcisse ne connaît par l'autre (Echo par exemple), ni l'image (son propre
reflet, sauf chez Ovide où il finit par se reconnaître sans cesser
de s'aimer)
|
L'artiste Je ne suivrai pas les conclusions de certains critiques ou historiens d'art pour qui le "fameux" Maître des Très Petites Heures d'Anne de Bretagne serait l'artiste anonyme auteur de La Dame à la licorne, de la Pénélope de la tenture des Femmes Vertueuses et de ce Narcisse. Ce
Maître des Très Petites Heures d'Anne de Bretagne
a été identifié avec un certain
Jean d'Ypres, originaire des Pays-Bas du Sud, installé à
Paris. Quand "on" s'est
trompé si longtemps sur le nom du commanditaire de La Dame à
la licorne en excluant Antoine Le Viste au profit de Jean Le Viste, on peut
tout aussi bien se fourvoyer avec le nom de l'artiste. Si avec André Arnaud, je continue d'attribuer La Dame à la licorne à Jean Perréal, je n'ai que des raisons d'attribuer Narcisse au même Jean Perréal tant il y a des ressemblances entres les tapisseries.
------------------------------ Edouard
POMMIER, dans son ouvrage Comment l'art
devient l'Art dans l'Italie de la Renaissance (Gallimard, 2007, p. 93-94),
évoque l'une des deux fables narrant la " naissance " de la peinture
extraite du livre de 1435 de Leonis
Baptistae Alberti, De Pictura, II, 26
: " Alberti invente un mythe fondateur
qui rattache l'invention de la peinture à la fable des Anciens, en faisant
intervenir un " héros ", un de ces êtres qui représentent
l'immanence du divin dans la nature créée. Il faut relire le passage
: II, § 26. Quae cum ita sint, consuevi inter familiares dicere picturae inventorem fuisse, poetarum sententia, Narcissum illum qui sit in florem versus, nam cum sit omnium artium flos pictura, tum de Narcisso omnis fabula pulchre ad rem ipsam perapta eri. Quid est enim aliud pingere quam arte superficiem illam fontis amplecti ? J'ai coutume de dire, parmi mes familiers, que l'inventeur de la peinture doit être ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur. Qu'est-ce que peindre, en effet, si ce n'est saisir, à l'aide de l'art, toute la surface de l'onde ? Narcisse inventeur de la peinture
Alberti prenait une assurance sur la noblesse de la peinture. Narcisse changé
en fleur invente la peinture, fleur de tous les arts. Le texte court et dense,
mais elliptique, d'Alberti est isolé comme un défi au seuil de la
Renaissance. Peut-être Alberti veut-il dire que la peinture cherche à
capturer la beauté du monde, comme Narcisse son image ? que le geste de
peindre est dicté par l'amour de ce qu'on peint que peindre c'est se réfléchir
? qu'ainsi Narcisse annonce l'adage " Ogni pintore dipinge se "
[" Tout peintre se peint lui-même ", adage dû à
Cosme l'Ancien] ? Tout à la fois, sans doute. Et aussi, surtout, que la
peinture est une métamorphose, c'est-à-dire une opération
d'essence surnaturelle et qu'Alberti fait du premier peintre un être hors
de l'histoire, pour que les peintres de son temps soient reconnus dans l'histoire.
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Composition
Le
motif central s'inscrit : L1
= L2 Les lignes de force créent un dynamisme ascendant. |