NARCISSE

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" Le narcissisme fonde à la fois l'image de notre moi et l'histoire de nos représentations. "

Daniel ARASSE, "Les miroirs de Cindy Sherman", Anachroniques, Gallimard, 2006, p. 103

 

L'auto-érotisme est du point de vue ontogénétique le précurseur du narcissisme. De l'un à l'autre, il y a passage par la reconnaissance de soi dans l'image réfléchie, soit le " stade du miroir ".
Narcisse est précisément le " mythe du Sujet " ; " il nous concerne et nous atteint tous et chacun, dans la zone la plus sensible, la plus vulnérable de notre être et de notre essence. Mythe d'origine, donc, étiologique, mais aussi et plus encore ontologique. "


Deux " figures " féminines sont essentielles dans le mythe de Narcisse
. Elles introduisent l'importance symbolique polyvalente et universelle de l'eau et tiennent un rôle de " miroir " :
Echo, la nymphe des sources et des forêts : miroir sonore, vocal de Narcisse.
Liriopé, mère de Narcisse et nymphe de l'eau : miroir visuel de Narcisse.
L'ascendance de Narcisse n'est pas innocente : il est le fils de Céphise, dieu du Fleuve, et de la nymphe bleue, Liriopé, rivière de Béotie qui, de plus, aurait été violée par Céphise dans un débordement du fleuve. Par ses deux ascendants directs, Narcisse est un enfant des Eaux, issu d'une fécondation par viol. Ainsi, le suicide par noyade de Narcisse à la recherche de lui-même dans son double doit-il être interprété comme un retour dans le sein de la mère (l'eau), et cela à la fois au niveau œdipien, incestueux, et préœdipien, fusionnel.

Le thème de la chasse … amoureuse (comme dans La Dame à la licorne) : La nymphe Echo rencontre

Narcisse au cours d'une chasse –- à quel gibier ? – et en tombe passionnément amoureuse. Narcisse refuse l'amour de la nymphe (" Je mourrai plutôt que d'être à toi ! "), c'est-à-dire l'amour de la femme et pour elle. Car ce serait là reconnaître la différence des sexes, l'accepter, l'investir érotiquement, ce dont Narcisse a toujours été incapable. On apprend, en effet, qu'avant celui fatal d'Echo, Narcisse avait déjà repoussé l'amour d'un grand nombre de jeunes filles, de nymphes, et même aussi (variante) de jeunes hommes. Ladite variante impliquant évidemment la bi- et l'homosexualité.
(Dans l'anatomie féminine, les nymphes sont les petites lèvres.)


Le thème du Destin qui occupe une place principale
(à rapprocher du mythe d'Œdipe) :

Pour Narcisse et Œdipe, l'oracle de Delphes – c'est-à-dire le Destin – a été consulté.

Pour Œdipe : son futur père, Laïos, descendant des rois de Thèbes, inquiet de la stérilité de son mariage avec Jocaste, interroge secrètement le devin aveugle Tirésias. " C'est peut-être une faveur des dieux, car tout fils né de Jocaste tuera son père de ses mains. " Ayant enivré Laïos qui l'avait répudiée, Jocaste réussit à être enceinte et donne naissance à Œdipe.

Pour Narcisse : Liriopé, sa mère, à sa naissance, demande à Tirésias si son fils aura une longue vie. " Narcisse vivra très vieux à condition qu'il ne se regarde jamais. "

Il est dans la nature du Destin d'être à la fois présent et caché, révélé et crypté, déjoué mais fatal, connu et inconnu.
Ainsi Œdipe, enfant exposé, ne sait pas qui est son père et sa mère avant l'inceste et le parricide, mais son destin, lui, le sait. Ainsi Narcisse ne reconnaît pas sa propre image avant de se noyer dans les flots, mais son destin est prédit à sa mère, dès sa naissance.

 

 

 

 

La fleur lie " mort et naissance " dans un symbolisme universel. Gage d'amour entre les vivants, la fleur honore les morts dont on veut conserver la présence.
La fleur est un symbole bivalent, à la fois féminin et phallique (le lys est celui de la pureté virginale et de la royauté phallique).
Plusieurs fleurs ont donné des prénoms féminins : Flore, Flora, Florence, Rose, Marguerite, Liliane, Liseron, Violette, Véronique, Pervenche... (quelques exceptions, issues également de Flore : Florent, Florentin, Florian).
Narcisse est un des rares prénoms masculins issus d'une fleur. Mais Narcisse n'est-il pas auto-érotique, homo- ou ambisexué ?

Le narcisse, de la famille des amaryllidées (Amaryllis, jeune bergère – chez Théocrite et Virgile – et Tityre son soupirant) est utilisée en pharmacopée. Il contient une huile dont on extrait un baume recommandé dans les affections des oreilles (cf. Echo) et contre les engelures. Utilisé à mauvaise dose, c'est un toxique (Cf. narcose, narcotique). Encore l'association fondamentale " vie et mort ".
Le narcisse évoque les narcotiques, les hypnotiques, allant des médicaments aux stupéfiants.

" Narcisse, héros de l'ambiguïté de l'être et de l'amour, est mort de sa dépendance addictive à lui-même ; et c'est pourquoi sa fleur, Narkissos, elle au contraire vivante et reflorissante, le représente au bord de sa sépulture aquatique, maternelle, post mortem. "

Le narcisse " symbolise simultanément la vie végétale, florale, renaissante, et la létalité humaine. Par là on retrouve aussi une autre gémellité : Hypnos, le sommeil, et Thanatos, la mort. "

 

 

 

 

La Fontaine Périlleuse est l'un des clichés des féeries bretonnes. Dans son roman Le Chevalier au Lion, Chrétien de Troyes place la Fontaine Périlleuse à l'ombre d'un pin toujours vert, symbole d'éternité, " pour mieux l'assimiler à une porte de l'autre monde. "


" L'association de l'arbre et de la fontaine n'est pas spécifiquement bretonne, puisqu'on la trouve dans la vision de la nouvelle Jérusalem par le prophète Ézéchiel (47,12 : " Sur le torrent, sur ses bords de chaque côté, croîtront toutes sortes d'arbres fruitiers. Leur feuillage ne se flétrira point, et leurs fruits n'auront point de fin, ils mûriront tous les mois, parce que les eaux sortiront du sanctuaire. Leurs fruits serviront de nourriture, et leurs feuilles de remède." ), mais aussi dans de nombreuses visions médiévales comme celle de Gunthelm (seconde moitié du XIIe siècle, peut-être par Pierre le Vénérable), celle de Thurkill (1206, attribuée à Raoul de Coggeshall), ou encore celle d'Albéric (vers 1122). "

Dans la littérature médiévale, la fontaine est une porte d'accès à l'Autre Monde (cf. l'histoire de Saint Brendan). La fontaine du Chevalier au Lion signale l'entrée d'un monde merveilleux, où l'amour est possible avec la dame idéale. Peut-être est-il difficile d'y lire l'évocation du paradis chrétien où l'idée de tout érotisme semble exclue car Chrétien de Troyes revendique un au-delà où l'amour peut s'érotiser.

Cette fontaine, dans Le Chevalier au Lion est un lieu magique car il représente l'union des contraires :
– la beauté et la calme harmonie du lieu et de la fontaine elle-même et le déchaînement intempestif des éléments
– la couleur chaude du rouge rubis et la couleur froide de la verte émeraude
– l'eau et le feu, le froid et le chaud, appariés tels la tempête et la mort dans le bouillonnement au sein même du bassin
– la cohabitation implicite du Dieu chrétien et des êtres d'une croyance païenne : les fées et autres habitants d'un monde parallèle.

 

La description de la fontaine

1- Le point de vue du " vilain "

Texte en ancien français

Traduction en français moderne

" Mes se tu voloies aler
Ci pres jusqu'a une fontainne,
N'en revandroies pas sanz painne,
Se ne li randoies son droit.
Ci pres troveras orendroit
.I. santier qui la te manra.
Tote la droite voie va,
Se bien viax tes pas anploier,
Que tost porroies desvoier :
Il i a d'autres voies mout.
La fontainne verras qui bout,
S'est ele plus froide que marbres.
Onbre li fet li plus biax arbres
C'onques poïst former Nature.
En toz tens sa fuelle li dure,
Qu' il ne la pert por nul iver.
Et s'i pant uns bacins de fer
A une si longue chaainne
Qui dure jusqu'an la fontainne.
Lez la fontainne troverras
.I. perron, tel con tu verras ;
Je ne te sai a dire quel,
Que je n'en vi onques nul tel ;
Et d'autre part une chapele,
Petite, mes ele est mout bele.
S'au bacin viax de l'eve prandre
Et desus le perron espandre,
La verras une tel tanpeste
Qu'an cest bois ne remanra beste,
Chevriax ne cers ne dains ne pors,
Nes li oisel s'an istront fors ;
Car tu verras si foudroier,
Vanter, et arbres peçoier,
Plovoir, toner et espartir
Que, se tu t'an puez departir
Sanz grant enui et sanz pesance,
Tu seras de meillor cheance
Que chevaliers qui i fust onques. "

" Mais si tu voulais aller
Jusqu'à une fontaine près d'ici,
Tu n'en reviendrais pas sans quelque difficulté
Ni avant de lui avoir payé son tribut.

Près d'ici tu vas tout de suite trouver
Un sentier qui t'y mènera.
Va tout droit et suis-le bien,
Si tu ne veux pas gaspiller tes pas,
Car tu pourrais facilement te fourvoyer
Il y a bien d'autres chemins.
Tu verras la fontaine qui bout,
Et qui est pourtant plus froide que du marbre.

Le plus bel arbre que Nature
Ait jamais pu faire lui donne de l'ombre.
Il garde son feuillage par tous les temps,
Car nul hiver ne peut le lui faire perdre.
Il y pend un bassin en fer,
attaché à une chaîne qui est si longue
qu'elle va jusqu'à la fontaine.
A côté de la fontaine, tu trouveras
Un perron, tu verras bien de quelle sorte,
Mais je ne saurais te le décrire,
Car je n'en ai jamais vu de comparable ;
Et, de l'autre côté, une chapelle
Qui est petite mais très belle.
Si tu veux prendre de l'eau dans le bassin
Et la répandre sur le perron,
Tu verras alors se déchaîner une telle tempête

Qu'aucune bête ne restera dans le bois,
Ni chevreuil, ni daim, ni cerf, ni sanglier.
Même les oiseaux le quitteront,
Car tu verras une turbulence si puissante,
Du vent, des arbres mis en pièces,
De la pluie, du tonnerre et des éclairs,
Que, si tu arrives à t'en sortir
Sans grande peine et sans douleur,
Tu auras plus de chance
Qu'aucun chevalier qui y ait jamais été. "

 

2- Le point de vue de Calogrenant rapporté à la cour du roi Arthur

(*tierce : troisième heure canoniale de la journée. Equivalant à neuf heures du matin)

Del vilain me parti adonques,
Qu'il i ot la voie mostree.
Espoir si fu tierce* passee
Et pot estre pres de midi
Quant l'arbre et la fontainne vi.
Bien sai de l'arbre, c'est la fins,
Que ce estoit li plus biax pins
Qui onques sor terre creüst.
Ne cuit c'onques si fort pleüst
Que d'eve i passast une gote,
Einçois coloit par desor tote.
A l'arbre vi le bacin pandre,
Del plus fin or qui fust a vandre
Encor onques en nule foire.
De la fontainne, poez croire
Qu'ele bouloit com eve chaude.
Li perrons ert d'une esmeraude,
Perciee ausi com une boz,
Et s'a .iiii. rubiz desoz,
Plus flanboianz et plus vermauz
Que n' est au matin li solauz,
Qant il apert en oriant.
Ja, que je sache a esciant,
Ne vos an mantirai de mot.
La mervoille a veoir me plot
De la tanpeste et de l'orage,
Don je ne me ting mie a sage,
Que volentiers m'an repantisse
Tot maintenant, se je poïsse,
Quant je oi le perron crosé
De l'eve au bacin arosé.
Mes trop en i verssai, ce dot ;
Que lors vi le ciel si derot
Que de plus de .xiiii. parz
Me feroit es ialz li esparz
Et les nues tot mesle mesle
Gitoient pluie, noif et gresle.
Tant fu li tans pesmes et forz
Que cent foiz cuidai estre morz
Des foudres qu'antor moi cheoient
Et des arbres qui peceoient.
Sachiez que mout fui esmaiez,
Tant que li tans fu rapaiez.
Mes Dex tost me rasegura,
Que li tans gaires ne dura
Et tuit li vant se reposerent ;
Des que Deu plot, vanter n'oserent.
Et quant je vi l'air cler et pur,
De joie fui toz asseür,
Que joie, s'onques la conui,
Fet tot oblier grant enui.
Jusque li tans fu trespassez,
Vi sor le pin toz amassez
Oisiax, s'est qui croire le vuelle,
Qu'il n'i paroit branche ne fuelle
Que tot ne fust covert d'oisiax ;
S'an estoit li arbres plus biax ;
Doucemant li oisel chantoient
Si que mout bien s'antracordoient ;
Et divers chanz chantoit chascuns,
C'onques ce que chantoit li uns
A l'autre chanter ne oï.
De lor joie me resjoï,
S'escoutai tant qu'il orent fet
Lor servise trestot a tret ;
Que mes n'oï si bele joie
Ne ja ne cuit que nus hom l'oie
Se il ne va oïr celi
Qui tant me plot et abeli
Que je m'an dui por fos tenir.

 

Je quittai alors le rustre,
Qui m'avait si bien indiqué le chemin.
Il était peut-être tierce* passée,
Et il pouvait même être près de midi,
Quand je vis l'arbre et la fontaine.
Quant à l'arbre, je peux vous assurer
Que c'était le plus beau pin
Qui ait jamais poussé sur terre,

Je ne crois pas que, même lors de l'averse la plus violente
une seule goutte d'eau passerait au travers ;
elle coulerait, au contraire, complètement par-dessus.
Je vis pendu à l'arbre le bassin,
De l'or le plus fin qui ait jamais encore
Eté mis en vente sur quelque foire que ce soit.
Croyez-moi, la fontaine
Bouillait comme de l'eau chaude.
Le perron était fait d'une seule émeraude

Percée comme un tonneau,
Et dessous il y avait quatre rubis,
Plus flamboyants et plus vermeils
que le soleil au matin

quand il paraît à l'orient.
Je vous assure que jamais, sciemment,
Je ne vous mentirai d'un seul mot.
J'eus alors envie de voir la merveille
De la tempête et de l'orage,

Ce dont je ne me tiens guère pour sage,
Car je me serais bien volontiers repris,
Si je l'avais pu, aussitôt que
j'eus arrosé la pierre creuse
avec l'eau du bassin.
Sans doute en versai-je trop, je le crains,
Car alors je vis le ciel si perturbé
Que, de plus de quatorze points,
Les éclairs me frappaient les yeux ;
Et les nuages jetaient, pêle-mêle,
De la neige, de la pluie et de la grêle.
Il faisait un temps si mauvais et si violent
Que je croyais bien que j'allais mourir
A cause de la foudre qui tombait autour de moi
Et des arbres qui se brisaient.
Sachez que je restai terrifié
Jusqu'au moment où le temps s'apaisa de nouveau.
Mais Dieu me rassura,
Car le mauvais temps ne dura guère,
Et tous les vents se calmèrent ;
Ils n'osèrent plus souffler dès que Dieu en décida ainsi.
Et quand je vis l'air clair et pur,
La joie que j'en eus me rassura tout à fait ;
Car la joie, si du moins je sais ce que c'est,
Fait vite oublier un grand tourment.
Dès que l'orage fut tout à fait passé,
Je vis, rassemblés sur le pin,
Une telle quantité d'oiseaux, si on veut bien me croire
Que ni branche ni feuille n'apparaissait
Qui ne fût complètement couverte d'oiseaux :
Et l'arbre n'en était que plus beau !
Tous les oiseaux sans exception chantaient,
De façon à former entre eux une harmonie parfaite

Et pourtant chacun chantait une mélodie différente,
Car celle que chantait l'un
Je ne l'entendis point chanter à l'autre.
Je me réjouis de la joie qu'ils faisaient,
Et j'écoutai jusqu'à ce qu'ils aient
chanté leur office jusqu'au bout.
Jamais je n'avais entendu exprimer une telle joie,
Et je crois que personne n'entendra jamais sa pareille,
s'il ne va pas écouter celle-ci,
car elle me fit tant de plaisir, elle fut si agréable,
que je crus en devenir fou.

 

 

2 scènes en une seule image :
Calogrenant verse l'eau sur le perron de la fontaine
et déclenche la tempête.
Il se retourne pour affronter le gardien Esclados le Roux
qui sort du château.
Manuscrit copié dans le Nord de la France, vers 1325
BnF, Manuscrits, Français 1433 Fol. 65

Pour "venger la honte" de son cousin et pour trouver l'Aventure, Yvain veut tenter à son tour l'aventure de la Fontaine magique dans laquelle Calogrenant a échoué. Arthur déclare de son côté qu'avant quinze jours, il ira "veoir" la fontaine magique et "la tempeste et la merveille" accompagné de tout ceux qui le voudront.
Yvain parvient à la fontaine, exécute les gestes attendus : un violent orage éclate qui détruit une partie de la forêt environnante. Les oiseaux reviennent en grand nombre, le calme rétabli. (cf ; parabole de Jésus dans Matthieu 13, 31-32 : " Il leur proposa une autre parabole, et il dit : Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ.
C'est la plus petite de toutes les semences ; mais, quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches.
")


Puis survient l'épreuve décisive du combat à mort contre le géant gardien de la fontaine. Yvain vainc Esclados le Ros (le Roux), et pénètre dans le royaume de la Fontaine Périlleuse. Il est piégé entre deux herses dont l'une coupe son cheval en deux, il échappe aux gardes du château avec l'aide de Lunete, la demoiselle de compagnie de la reine du royaume qui lui donne un anneau magique.

Scène 1- combat entre Yvain et Esclados
(à droite : le cheval d'Yvain tranché par la herse)
Scène 2- Yvain et Lunete parlent dans une salle du palais
(à droite : un visage regarde par la fenêtre d'une tour)
Scène 3- lamentations autour du cercueil dEsclados
Manuscrit copié dans le Nord de la France, vers 1325
BnF, Manuscrits, Français 1433 Fol. 69v


Yvain tombe amoureux de la reine Laudine et vit heureux avec elle … jusqu'à l'arrivée d'Arthur et de ses chevaliers. Arthur lui reproche sa " récréantise " et l'incite à demander un congé à sa dame pour reprendre une vie de chevalier véritable. La fée Laudine lui accorde un an et un jour et lui donne un anneau magique. Mais Yvain laisse passer le délai : il perd l'amour de Laudine et la protection de l'anneau et sombre dans la folie. Laudine lui pardonne et l'accueille à nouveau auprès d'elle. Dans le pays des morts.

 

Or a messire Yvains sa pes,
Et poez croire c'onques mes
Ne fu de nule rien si liez,
Comant qu'il ait esté iriez.
Mout an est a boen chief venuz,
Qu'il est amez et chier tenuz
De sa dame, et ele de lui.
Ne li sovient or de nelui,
Que par la joie l' antroblie
Que il a de sa dolce amie.
Et Lunete rest mout a eise :
Ne li faut chose qui li pleise,
Des qu'ele a fet la pes sanz fin
De monseignor Yvain le fin
Et de s'amie chiere et fine.
Del Chevalier au lyeon fine
Crestiens son romans ensi ;
N' onques plus conter n'en oï.

 


Scène 1- Lunete conduit Yvain et son lion auprès de Laudine.
Yvain s'agenouille devant da dame.
Scène 2- Laudine et Yvain réconciliés s'enlacent.
Une servante leur apporte du vin.
Les époux sont dans leur chambre,
le lion couché au pied du lit.
Manuscrit copié dans le Nord de la France, vers 1325
BnF, Manuscrits, Français 1433 fol. 118

 

" Ainsi résumée, l'intrigue possède de nombreux parallèles. Elle s'apparente au Lai de Guingamor, car Yvain est considéré comme mort par ses compagnons pendant qu'il coule des jours heureux avec sa fée dans l'autre monde. Son invisibilité (temporaire) va dans ce sens, car, en principe, un homme invisible est un homme trépassé. C'est le désir de goûter à nouveau sa vie passée qui pousse Yvain, comme Guingamor à demander un congé à sa fée. Celle-ci impose également une limite – temporelle en l'occurrence – à son séjour parmi les vivants. En enfreignant cette limite, Yvain " s'éternise " sur terre et perd le chemin de l'autre monde, pour ne le retrouver qu'après une longue période d'égarement. Son retour parmi les vivants, qui n'aura été qu'une longue parenthèse, peut s'interpréter comme l'errance d'un revenant piégé ici-bas dans un état d'aliénation, ne retrouvant plus le chemin de l'au-delà.


Cette interprétation se heurte cependant au fait qu'Yvain semble parfaitement vivant lorsqu'il revient parmi les siens depuis son royaume féerique. Le Chevalier au Lion trahit ici sans doute l'influence de Partonopeu de Blois. En tout cas, la détresse du héros abandonné par la fée, puis son sauvetage et son départ définitif restent fondamentalement conformes aux destins de Graelent et Lanval, plutôt qu'à celui de Guingamor.
On hésite donc entre deux interprétations. L'ambiguïté a peut-être été voulue par Chrétien, qui ne se sent aucunement limité par les schémas légendaires et n'hésite pas à les relier par conjointure. "
(Laurent Guyénot, La mort féerique. Anthropologie du merveilleux. XIIe-XVe siècle, Gallimard, 2011, pp. 178-202)


Texte intégral du Chevalier au Lion :
https://fr.wikisource.org/wiki/Yvain_ou_le_Chevalier_au_Lion

La fontaine merveilleuse de Brocéliande :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_de_Barenton

 

 

 

Alors je suis arrivé
A une fontaine.

C'était le soir,
Mais on y voyait encore un peu
Dans cette forêt :

Quelque chose
N'était pas le fût d'un arbre.

D'ailleurs,
La forme chantait.

J'ai su
Que c'était pour moi.

Je lui ai caressé
Ses longs cheveux blonds.

Et de nous la fontaine
A parlé,
Toute la nuit.

Elle avait toujours su
Que ce serait ainsi, pour elle :

Il y aurait une fontaine
Et un palais.

Cela commencerait à la fontaine
Et trouverait dans le palais
Son apothéose.

Ce serait près de la fontaine
Qu'il viendrait.

Ce serait dans le palais
Que tout resterait toujours à dire.

Elle va,
D'une fontaine à l'autre,

De préférence dans les forêts.

- - - - - - - -


Eugène Guillevic, Contes et nouvelles, in Autres
(poète né à Carnac en 1907)

 


Pier Paolo Pasolini, Dansa di Narcìs
(La meglio gioventù - Suite Friulana - 1944-1949)

Dansa di Narcìs
Jo i soj neri di amòur
né frut né rosignòul
dut intèir coma un flòur
i brami sensa sen.

Soj levat ienfra li violis
intant ch'a sclariva,
ciantànt un ciant dismintiàt
ta la not vualiva.
Mi soj dit : " Narcìs ! "
e un spirt cu'l me vis
al scuriva la erba
cu'l clar dai so ris.

DANZA DI NARCISO

Io sono nero di amore,
né fanciullo né usignolo,
tutto intero come un fiore,
desidero senza desiderio.

Mi sono alzato tra le viole,
mentre albeggiava,
cantando un canto dimenticato
nella notte uguale.
Mi sono detto : " Narciso ! ",
e uno spirito col mio viso oscurava l'erba
al chiarore dei suoi ricci.

DANSE DE NARCISSE

Je suis noir d'amour,
ni enfant ni rossignol,
tout entier tout comme une fleur,
je désire sans désir.

Je suis resté parmi les violettes,
et à l'aube
j'ai chanté une chanson oubliée
dans la nuit égale.
J'ai dit : " Narcisse ! ",
et un esprit qui avait mon visage masqua (assombrit) l'herbe
dans le rayonnement de ses boucles.

 

 

 

Pour notre amusement commun, je rapprocherai malicieusement les deux cristaux de la Fontaine du Verger de Déduit aux " Crânes de cristal ".

Le crâne dit " de Paris ", présenté autrefois au musée de l'Homme du Palais de Chaillot, et désormais dans les collections du musée du quai Branly, a été offert par l'explorateur Alphonse Pinart en 1883.

Ce crâne, en quartz limpide d'une grande pureté, mesure 11 cm de haut et pèse presque 2,8 kg ; sa mâchoire n'est pas séparée du reste du crâne. Il est traversé de haut en bas par un orifice de forme bi-conique : il aurait pu ainsi être le support d'un crucifix.

Ce crâne possède à l'arrière un prisme de telle sorte que tout rayon de lumière qui touche les orbites est reflété à cet endroit et que toute personne qui regarde dans les orbites peut voir le reflet de la salle entière.

Guillaume de Lorris a-t-il eu des rapports très étroits avec des prêtres aztèques et mayas en un rêve des plus fous ?

Plusieurs archives démontrent qu'aucun crâne de cristal n'aurait été découvert lors de fouilles archéologiques. Le British Museum et la Smithonian Institution décident alors de soumettre leurs crânes à des expertises.
Les marques droites et parfaitement espacées visibles sur les crânes démontrent que ceux-ci ne pourraient avoir été lissés à la main. Seuls des outils modernes tels que des fraises de joaillerie permettent de polir aussi parfaitement la surface du cristal.
Des recherches plus récentes replacent la création de ces crânes dans le sud de l'Allemagne entre 1867 et 1886.
Pour la véracité sur toute cette " affaire ", lire la page :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A2ne_de_cristal


 


Sigmund FREUD, Pour introduire le narcissisme, 1914.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pour_introduire_le_narcissisme

— " Le terme de narcissisme provient de la description clinique, et a été choisi en 1899 par P. Näcke pour désigner le comportement par lequel un individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d'ordinaire le corps d'un objet sexuel : il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu'à ce qu'il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète. Développé à ce point, le narcissisme a la signification d'une perversion qui a absorbé la totalité de la vie sexuelle de la personne, et où nous devons par conséquent nous attendre à rencontrer les mêmes phénomènes que dans l'étude de toutes les perversions.
L'observation psychanalytique s'est ensuite aperçue que des traits particuliers du comportement narcissique se retrouvent chez de nombreuses personnes qui souffrent d'autres troubles […] ; enfin l'on est arrivé à supposer qu'un certain placement de la libido, qui doit être désigné comme narcissisme, peut entrer en considération dans un champ beaucoup plus vaste et revendiquer sa place dans le développement sexuel régulier de l'être humain. Les difficultés du travail psychanalytique chez les névrosés amenèrent à la même supposition : il semblait en effet qu'un comportement narcissique du même genre constituait l'une des limites de l'influence qu'on pouvait exercer sur ces malades. Le narcissisme, dans ce sens, ne serait pas une perversion, mais le complément libidinal à l'égoïsme de la pulsion d'autoconservation dont une part est, à juste titre, attribuée à tout être vivant. "

— " Nous voyons également, en gros, une opposition entre la libido du moi et la libido d'objet. Plus l'une absorbe, plus l'autre s'appauvrit. La plus haute phase de développement que peut atteindre la libido d'objet, nous la voyous dans l'état de passion amoureuse, qui nous apparaît comme un dessaisissement de la personnalité propre, au profit de l'investissement d'objet ; son opposé se trouve dans le fantasme (ou l'autoperception) de fin du monde, chez le paranoïaque. Enfin, concernant la distinction des sortes d'énergie psychique, nous concluons que tout d'abord, dans l'état du narcissisme, elles se trouvent réunies, indiscernables pour notre analyse grossière ; c'est seulement avec l'investissement d'objet qu'il devient possible de distinguer une énergie sexuelle, la libido, d'une énergie des pulsions du moi. "

— " Enfin, concernant la distinction des sortes d'é*nergie psychique, nous concluons que tout d'abord, dans l'état du narcissisme, elles se trouvent réunies, indiscernables pour notre analyse grossière ; c'est seulement avec l'investissement d'objet qu'il devient possible de distinguer une énergie sexuelle, la libido, d'une énergie des pulsions du moi. "

— " En cela nous présupposons le narcissisme primaire de tout être humain, narcissisme qui peut éventuellement venir s'exprimer de façon dominante dans son choix d'objet. "

 

 

Le narcissisme exposé par Erich FROMM

dans Grandeur et limites de la pensée freudienne, Robert Laffont, 1980, pp. 74-89


Avec le concept du narcissisme, Freud a apporté une contribution extrêmement importante à la connaissance de l'homme. Fondamentalement, Freud a postulé que l'homme peut s'orienter selon deux modes contradictoires ; son intérêt principal, son amour, ses soucis, ou, comme le dit Freud, sa libido (énergie sexuelle) peuvent être dirigés soit vers lui-même, soit vers le monde extérieur : les

Au congrès de la Société psychanalytique de Vienne, en 1909, Freud disait que le narcissisme était un état intermédiaire entre 1'autoérotisme et l'" objet d'amour ". On trouve dans Introduire le narcissisme (1914) la première étude approfondie du narcissisme. Freud ne considérait plus le narcissisme comme étant essentiellement une perversion sexuelle, l'amour de l'homme pour son propre corps, comme le pensait Näcke qui avait introduit le terme, mais comme un complément à l'instinct d'autoconservation.


La preuve la plus importante de l'existence du narcissisme venait de l'analyse de la schizophrénie. Les malades schizophrènes présentaient deux traits caractéristiques : la mégalomanie et leur manque d'intérêt pour le monde extérieur - gens et choses. Ils se concentraient exclusivement sur leur propre personne et, à partir de là, versaient dans la mégalomanie ils se voyaient omniscients et omnipotents.


Ce concept de la psychose, en tant qu'état de narcissisme extrême, constituait l'une des bases de l'idée du narcissisme, l'autre base étant le développement normal du petit enfant. Freud supposait que celui-ci se trouve à la naissance dans un état de narcissisme total, semblable à l'état où il se trouvait pendant sa vie intra-utérine. Puis, lentement, il apprend à s'intéresser aux gens et aux choses. Cet état originaire d'" investissement libidinal du moi " persiste fondamentalement et est en relation avec 1'" investissement d'objet ", " de même que le corps de l'amibe est relié aux pseudopodes qu'elle projette vers l'extérieur. "


Quelle a été l'importance de la découverte du narcissisme par Freud ? Non seulement le narcissisme expliquait la nature de la psychose, mais il devenait évident qu'il existait aussi bien chez l'enfant que chez l'adulte autrement dit, que la " personne normale " partageait à un degré plus ou moins fort l'attitude qui constitué la psychose quand elle est quantitativement plus forte.

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Si Freud n'avait pas été prisonnier du concept de l'" appareil psychique ", version prétendument scientifique de la structure humaine, il aurait renforcé dans bien des directions la signification de sa découverte.


En tout premier lieu, il aurait pu souligner avec plus de force le rôle joué par le narcissisme dans la survie. Bien que, sur le plan des valeurs, la réduction maximale du narcissisme soit souhaitable, il est, du point de vue de la survie biologique, un phénomène normal et désirable. Si l'homme ne faisait pas passer ses propres fins, ses propres besoins avant ceux des autres, comment survivre ? Il lui manquerait les qualités énergétiques de l'égoïsme, sans lesquelles il ne pourrait veiller à sa propre vie. Autrement dit, l'intérêt biologique de la survie de l'espèce exige une certaine dose de narcissisme de la part de ses membres ; les fins éthico-religieuses de l'individu, au contraire, supposent la réduction maximale du narcissisme, à la limite du point zéro.


Mais le plus important est le fait que Freud n'a pas su définir le narcissisme dans les termes de son opposition à l'amour.

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Ce concept physiologique des investissements libidinaux du moi en tant qu'opposé aux objets a rendu difficile pour les non-initiés la compréhension de la nature du narcissisme sur la base de leur propre expérience. C'est pour cette raison que je veux le décrire d'une façon plus accessible.
Pour l'individu narcissique (qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme) le seul secteur qui lui paraisse vrai ment réel est sa propre personne ses sentiments, ses pensées, ses ambitions, ses désirs, son corps, sa famille, tout ce qu'il est, ou tout ce qui lui appartient. Ce qu'il pense est vrai, par le seul fait qu'il le pense, et même ses défauts sont beaux, parce qu'ils sont les siens. Tout ce qui le touche a de la couleur et une existence réelle. Tout (êtres et choses) ce qui lui est extérieur est gris, laid, terne, quasiment inexistant.

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Tout dépend, évidemment, du degré d'intelligence, de dons artistiques et d'instruction de la personne narcissique. Beaucoup d'artistes, d'écrivains, de chefs d'orchestre, de danseurs et d'hommes politiques très créatifs sont extrêmement narcissiques ; leur narcissisme ne compromet pas leur art ; au contraire, il le favorise. Ils doivent exprimer ce qu'ils ressentent subjectivement, et plus leur subjectivité a d'importance pour leur travail, plus celui-ci gagne en qualité.


Il arrive souvent que l'individu narcissique soit particulièrement séduisant de par son propre narcissisme.

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Je présume que la raison du pouvoir de séduction de l'être narcissique est qu'il offre l'image de ce que voudrait être l'individu moyen ; il est sûr de lui, ne doute de rien, a toujours l'impression de dominer la situation. L'individu moyen, par contre, n'a pas cette assurance ; il est souvent assailli par le doute et il a tendance à penser que les autres lui sont supérieurs. On peut se demander comment il se fait qu'un narcissisme extrême n'ait rien de repoussant. Il est facile de répondre à cette question : l'amour vrai, de nos jours, est si rare que la plupart des gens n'en ont pas d'exemple sous les yeux. L'individu narcissique offre le spectacle de quelqu'un qui aime au moins une personne: lui-même.

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Il est important de comprendre que le narcissisme — que l'on peut appeler l'" amour de soi " — est à l'opposé de l'amour, si on entend par amour l'oubli de soi au bénéfice d'autrui.


Le contraste qui oppose narcissisme et raison est tout aussi important. Après avoir donné les hommes politiques comme exemples de personnalités narcissiques, affirmer qu'il existe un conflit entre raison et narcissisme peut paraître absurde. Seulement, je ne parle pas de l'intelligence, mais de la raison. L'intelligence manipulatrice est la capacité de se servir de la pensée pour manipuler le monde extérieur à son propre avantage. La raison est la faculté de reconnaître les choses pour ce qu'elles sont, sans tenir compte de leurs avantages ni de leurs dangers. La raison tend à reconnaître les choses et les êtres dans leur réalité, sans les déformer par l'intérêt subjectif qu'on leur porte. L'" habileté " est une forme de l'intelligence manipulatrice, mais la sagesse est un sous-produit de la raison. L'individu narcissique peut être extrêmement intelligent s'il jouit d'un maximum d'intelligence manipulatrice. Mais il est susceptible de commettre de graves erreurs parce que son narcissisme le pousse à surestimer la valeur de ses désirs et de ses pensées et à considérer le résultat comme acquis pour la seule raison qu'il s'agit de ses désirs et de ses pensées.

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Le narcissisme peut porter bien des masques ; la sainteté et le sens du devoir, la bonté et l'amour, l'humilité et l'orgueil ; il va de l'attitude de l'individu hautain, arrogant, à celle de l'humble, du modeste. Tous — hommes et femmes — disposent de bien des stratagèmes pour voiler leur narcissisme, sans guère en être conscients et sans se rendre compte de la fonction de ces stratagèmes. Mais s'ils ne parviennent pas à convaincre les autres, si leur narcissisme est, pour ainsi dire, percé à jour, ils peuvent s'effondrer comme une baudruche crevée ; ou ils peuvent être intensément furieux, pleins d'une colère impitoyable. Blesser le narcissisme de quelqu'un, c'est provoquer à coup sûr ou bien une dépression ou bien une haine implacable.

Le narcissisme de groupe est particulièrement intéressant. Il s'agit d'un phénomène de la plus haute importance politique. Après tout, l'homme moyen vit dans des conditions sociales qui limitent le développement d'un narcissisme intense. Qu'est-ce qui pourrait donc alimenter le narcissisme d'un homme pauvre, à peu près privé de tout prestige social, et dont les enfants eux-mêmes semblent le regarder de haut ? Il n'est rien, mais s'il peut s'identifier à sa nation, ou s'il peut transférer son propre narcissisme à la nation, alors il est tout.

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Si quelqu'un dit : " Ma nation est la plus puissante, la plus cultivée, la plus pacifique, la plus douée de toutes les nations ! " on ne le prend pas pour un fou, mais pour un citoyen très patriote. Il en est de même du narcissisme religieux. On trouve tout à fait normal que les millions d'adeptes d'une religion donnée proclament qu'ils détiennent la vérité et que leur croyance est la seule voie du salut. Les groupes scientifiques ou politiques offrent d'autres exemples de ce type de narcissisme. L'individu satisfait son narcissisme s'il appartient au groupe et s'il peut s'identifier à lui. Lui-même n'est rien, mais il est membre du groupe le plus merveilleux du monde.

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C'est dans le caractère narcissique des réactions de groupe (qu'il s'agisse de groupes nationaux, politiques ou religieux) que se situe la racine du fanatisme, quel qu'il soit. Quand le groupe commence à personnifier le narcissisme individuel, toute critique dirigée contre lui est ressentie comme une attaque personnelle.
Dans les cas de guerres chaudes ou froides, le narcissisme prend une forme encore plus radicale. Ma propre nation est parfaite, pacifique, cultivée, etc., l'ennemi est exactement le contraire ; il est méprisable, fourbe, méchant, etc.

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Ce narcissisme de groupe pourra-t-il disparaître un jour et, avec lui, les conditions nécessaires à la guerre ?


Il n'y a aucune raison de croire que ce soit impossible. Les circonstances favorables à sa disparition sont multiples.


Il faudrait d'abord que la vie des individus soit si riche, si intéressante qu'ils parviennent à s'intéresser les uns aux autres et à s'aimer. Cela présuppose une structure sociale qui engendre le mode " être " de vivre et la solidarité, et qui décourage le mode " avoir " et la passion de posséder. Le souci et l'amour des autres tendent à réduire le narcissisme.


Mais le problème le plus important et le plus difficile est que le narcissisme de groupe puisse être produit - et comment il peut l'être - par la structure fondamentale de la société. J'essayerai d'esquisser les grandes lignes d'une solution en analysant le rapport qui existe entre la structure de la société cybernétique industrielle et l'évolution narcissique de l'individu.


La première condition du développement croissant du narcissisme dans la société industrielle est l'isolement des individus et leur antagonisme. Ce dernier est la conséquence fatale d'un système économique fondé sur un égoïsme forcené et sur le principe qui veut que l'on cherche à s'avantager aux dépens d'autrui. Quand le partage et la solidarité sont absents, le narcissisme ne peut que s'épanouir.


Mais la condition primordiale du développement du narcissisme, et qui n'a trouvé toute sa mesure qu'au cours des dernières décennies, est la vénération de la production industrielle. L'homme s'est lui-même érigé en dieu. Il a créé un nouveau monde, celui des objets fabriqués par l'homme, en n'utilisant l'ancienne création que comme matière première. L'homme moderne a mis à nu les secrets des microcosmes et des macrocosmes ; il a dévoilé les mystères de l'atome et du cosmos, reléguant notre Terre à une partie infinitésimale des galaxies.

[…]

Il en résulte que l'homme moderne a conçu un orgueil prodigieux pour ses créations ; il s'est pris pour un dieu, il a ressenti toute son importance en contemplant la splendeur de la nouvelle Terre faite de la main de l'homme. Ainsi, en admirant sa deuxième création, il s'est admiré en elle.

[…]

L'homme regarde ce miroir qui reflète non pas sa beauté, mais son ingéniosité et sa puissance. Se noiera-t-il dans ce miroir, comme l'a fait Narcisse en admirant l'image de son corps parfait réfléchie à la surface de l'étang ?

 

William Shakespeare, Sonnet LXII

Sin of self-love possesseth all mine eye
And all my soul and all my every part;
And for this sin there is no remedy,
It is so grounded inward in my heart.

Methinks no face so gracious is as mine,
No shape so true, no truth of such account;
And for myself mine own worth do define,
As I all other in all worths surmount.

But when my glass shows me myself indeed,
Beated and chopp'd with tann'd antiquity,
Mine own self-love quite contrary I read;
Self so self-loving were iniquity.

'Tis thee, myself, that for myself I praise,
Painting my age with beauty of thy days.


Le péché d'amour de soi obsède mes yeux, et toute mon âme et toutes les parties de moi ; pour ce péché il n'y a nul remède, il est si bien planté dans le profond du cœur.
Me semble nul visage aussi beau que le mien, nulle forme si vraie, aucune vérité de pareille valeur ; ainsi moi-même définis mon propre prix et jusqu'à surpasser tous autres en tous prix.
Mais lorsque mon miroir à moi-même me montre, battu et tailladé et vieillesse tannée, je lis mon propre amour de soi en sens contraire : être si amoureux de soi, iniquité.
C'est toi, ô mon moi-même, que pour moi-même je loue, peignant mon âge avec la beauté de tes jours.

Traduction de Pierre Jean Jouve

 

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