NARCISSE

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" Plus tard, je comprendrai pourquoi l'Occident était si hanté par le thème du miroir et de Narcisse. Arraché au monde créé, s'érigeant en sujet unique, l'homme aimait à se mirer. Après tout, c'était désormais sa seule manière de se voir. Se mirant dans le reflet, il captait sa propre image, et surtout l'image de son pouvoir, nourri d'un esprit affranchi. A force de se contempler et de s'exalter, son regard ainsi exercé n'avait de cesse qu'il ne transformât tout le reste en objet, plus exactement en objet de conquête. Ne reconnaissant plus d'autre sujet autour de lui, il se privait pour longtemps – volontiers ? malgré lui ? – d'interlocuteurs ou de pairs. Pouvait-il réellement échapper à la conscience aiguë de la solitude et de la mort ? "

François Cheng, Le dit de Tianyi, Albin Michel, 1998, p. 232.

 

 

 

Peut-être faut-il regarder notre tapisserie Narcisse inspirée par la description que fait, non plus Guillaume de Lorris, mais Jean de Meung aux vers 20373-20671 en évoquant " le parc de l'Agneau " qu'il oppose en tous points au " verger de Déduit " de Guillaume.

(Texte, traduction et notes* de Armand Strubel, Le Livre de Poche, 1992)

 

Découvrons le " Parc de l'Agneau "

 


vers 20373-20289

Mais or pallons des beles choses
Qui sont en ce biau parc encloses.
Je vous en di generaument
Car taire m'en vueill erraument.
Et qui voudroit au droit aler,
N'en sai ge proprement paler,
Que nus cuers ne porroit penser
Ne bouche d'oume recenser
Les granz biautez, les granz values
Des choses laienz contenues,
Ne les biaus lieus ne les granz joies
Et pardurables et veroies
Que li queroleeur demainent
Qui dedenz la pourprise mainent.
Trestoutes choses delitables
Et veroies et pardurables
Ont cil qui laienz se deduisent.

 

Mais parlons à présent des splendeurs renfermées dans le beau parc.

Je vous en parle en général, car je vais rapidement me taire là-dessus.

Et, pour être tout à fait exact, je ne suis pas capable de les décrire avec précision, car nul cœur ne pourrait concevoir et nulle bouche d'homme ne pourrait passer en revue les sublimes beautés, le prix inestimable des choses qu'il contient, la splendeur des lieux, les joies profondes, éternelles et véritables dont jouissent les danseurs qui séjournent dans cette enceinte.

Ils disposent de tout ce qui est agréable, véritable et perdurable, ceux qui s'y divertissent.

 

Dans cet Eden où repose la promesse de la vie éternelle et de la félicité, se trouvent une fontaine, un olivier et une escarboucle.

1- La fontaine

vv. 20390-20408

Et bien est droiz, car touz biens puisent
A meïsmes une fontaine
Qui tant est precieuse et saine
Et bele et clere et nete et pure,
Qui toute arouse la closture,
De cui ruissel les bestes boivent
Qui la veulent entrer et doivent,
Quant des noires sont dessevrees,
Qui, puis quel en sont abeuvrees,
Jamais soif avoir ne porront
Et vivront tant com el vorront
Sanz estre malades ne mortes.
De bonne heure entrerent es portes
Et de bonne heure l'aignel virent
Que par l'estroit sentier sivirent
En la garde au sage bergier
Qui les vost o lui herbergier ;
Ne jamais nus hons ne morroit
Qui boivre une foiz en porroit.


Et c'est à juste titre, car ils puisent tous les biens à même une fontaine très précieuse, limpide, belle, claire, nette et pure, qui arrose la totalité de l'enclos ; au ruisseau qui en sort boivent les brebis qui veulent entrer là-dedans et qui le doivent, une fois qu'elles sont séparées des noires ; une fois qu'elles s'en sont abreuvées, elles ne pourront plus jamais connaître la soif et elles vivront aussi longtemps qu'elles le voudront sans redouter la maladie ni la mort.

C'est un bonheur pour elles que d'avoir franchi ces portes et c'est un bonheur pour elles que d'avoir vu l'agneau qu'elles ont suivi par l'étroit sentier, sous la garde du sage berger qui a voulu les héberger en sa compagnie ; et jamais un homme ne mourrait s'il pouvait en boire une fois.

 

Elle est à l'opposé de la fontaine " périlleuse ", mortelle, de Guillaume :

vv. 20409-20437

Ce n'est pas cele desouz l'arbre
Qu'il vit en la pierre de marbre.
L'en li devroit faire la moe
Quant il cele fontaine loe :
C'est la fontaine perilleuse,
Tant amere et tant venimeuse
Qu'ele tua le biau Narcisus
Quant il se miroit ici sus.
Il meïsmes n'a pas vergoingne
Dou reconnoistre, ainz le tesmoingne,
Et sa cruiauté pas ne cele
Quant perilleus miraill l'apele
Et dist que quant il s'i mira,
Maintes foiz puis en souspira,
Tant s'i trouva grief et pesant.
Vez quel douceur en l'eve sent !
Dieus, com bonne fontaine et sade,
Ou li sain devienent malade !
Et com il s'en fait bon virer
Pour soi dedenz l'eaue mirer !
Ele sourt, ce dist il, a granz ondes
Par .ij. dois creuses et parfondes :
Mais el n'a mie, bien le sai,
Ses dois ne ses eaues de sai ;
N'est nule chose qu'ele tiengne
Qui trestout d'autrui ne viengne.
Puis si redist que c'est sanz fins
Qu'ele est plus clere k'argenz fins.
Vez de quels trufles il vous plaide !

 

Il ne s'agit pas de celle qui est sous l'arbre et que l'amant a vue creusée dans la pierre de marbre. Il faudrait se moquer de lui quand il fait l'éloge de cette fontaine : c'est la fontaine périlleuse, si amère et si pleine de poison qu'elle a tué le beau Narcisse quand il s'y est penché pour s'y mirer.

Lui-même n'a pas honte de le reconnaître, bien plus il l'atteste, sans faire mystère de sa nature pernicieuse, lorsqu'il la traite de miroir périlleux et qu'il dit avoir mainte fois soupiré depuis qu'il s'y est miré, tant il se trouva là dans le malaise et la peine.

Voyez quel genre de douceur cette eau lui fait ressentir ! Mon Dieu, que voilà une fontaine bonne et agréable, où les gens sains deviennent malades ! Et comme il fait bon se diriger de ce côté-là pour se mirer dans l'eau !

Elle jaillit, à ce qu'il dit, à grands flots, par deux conduites creuses et profondes mais ni ses conduits ni ses eaux ne lui appartiennent en propre, je le sais bien ; il n'y a rien qu'elle possède qui ne soit entièrement d'une origine extérieure.

Ensuite il dit encore que c'est sans fin qu'elle est plus claire que l'argent pur.

Voyez quels mensonges il vous débite là !



C'est la fontaine " de vie " :

vv. 20469-20492

Cele fontaine que j'ai dite,
Qui tant est bele et tant profite
Et garist, tant sont savorees,
Toutes bestes enlangorees,
Rent touz jors par .iij. dois soutives
Eaues douces, cleres et vives.
Si sont si pres a pres chascune
Que toutes s'assamblent a une,
Si que quant toutes les verroiz,
Et une et .iij. en trouverroiz,
S'ou voulez au conter esbatre ;
Ne ja n'en j trouveroiz .iiij.,
Mais touz jors .iij. et toz jors une :
C'est leur proprietez commune.
N'ainc tel fontaine ne veïsmes,
Car ele sourt de soi meïsmes.
Ce ne font pas autres fontaines
Qui sourdent par estranges vaines.
Ceste tout par soi se conduist :
N'a mestier d'estrange conduist,
Et se tient en soi toute vive,
Plus ferme que roche naïve.
N'a mestier de pierre de marbre,
Ne d'avoir couverture d'arbre.


Cette fontaine que j'ai mentionnée, qui est si belle, si utile, qui guérit, tant son eau est agréable au goût, toutes les bêtes tombées en langueur, fait couler en permanence par trois fines conduites des eaux douces, claires et vives.

Elles sont si proches l'une de l'autre qu'elles se rassemblent toutes trois en une seule, de sorte qu'en les voyant toutes ensemble vous en découvrirez à la fois une seule et trois, si vous voulez vous amuser à les compter ; jamais vous n'en trouverez quatre, mais toujours trois et toujours une : c'est la particularité qu'elles partagent.

Jamais d'ailleurs nous n'avons vu semblable fontaine, car elle jaillit d'elle-même. Ce n'est pas le cas des autres fontaines qui sortent de veines étrangères.

Celle-ci se suffit entièrement à elle-même : elle n'a pas besoin de conduit étranger, et se tient, toute vive, en son propre lit, plus solide que la roche naturelle.

Elle n'a pas besoin de pierre ou de marbre, ni d'être couverte par un arbre, car l'eau qui ne peut lui manquer vient d'une source si haute qu'un arbre ne peut y atteindre : elle dépassera toujours son sommet.

 

 

* Les trois conduites qui n'en font qu'une sont bien entendu un emblème de la trinité.

 

 

2- L'olivier

 

vv. 20493-20528

Car d'une sourse vient si haute
L'eaue, qui ne puet faire faute,
K'arbres ne puet si haut ataindre
Que sa hautece ne soit graindre,
Fors que, sanz faille, a .i. pendant
- Si comme el vient descendant -
La trueve une olivete basse
Souz cui l'eaue toute s'en passe.
Et quant l'olivete petite
Sent la fontaine que j'ai dite,
Qui li atrempe ses racines
Par ses eaues douces et fines,
Si en prent tel norrissement
Qu'ele en reçoit acroissement
Et de fueille et de fruit s'encharge ;
Si devient si haute et si large
C'onques li pins qu'il vous conta
Si haut de terre ne monta,
Ne ses rains si bien n'estendi
Ne si bel ombre ne rendi.
Ceste olive tout en estant
Ses rains sor la fontainne estant :
Ainsi la fontaine s'enombre,
Et par le raisant dou bel ombre
Les besteletes la se mucent
Qui les douces rosees sucent
Que li douz raisanz fait espendre
Par les flours et par l'erbe tendre.
Si pendent a l'olive escrites
En .i. rollet letres petites
Qui dient a ceuls qui les lisent,
Qui soin l'olive en l'erbe gisent :
" Ci court la fontaine de vie
Par desouz l'olive fouillie
Qui porte le fruit de salu. "
Quels fu li pins qui l'a valu ?


Mais - la chose est sûre - son cours, en descendant de là, rencontre sur une pente un olivier bas sous lequel passe toute l'onde.

Et quand le petit olivier sent la fontaine que je vous ai évoquée lui tremper les racines de ses eaux douces et pures, il y puise une nourriture telle qu'il entre en croissance et se charge de feuilles ainsi que de fruits ; il en vient si haut et si vaste que jamais le pin dont vous a parlé l'amant n'a pu monter aussi haut depuis le sol, que jamais il n'a aussi bien étendu ses branches et que jamais il n'a fourni d'ombre aussi belle.

Cet olivier ainsi dressé étend ses branches par-dessus la fontaine : c'est ainsi que la fontaine reçoit de l'ombre et, à cause de la fraîcheur de cette belle ombre, les animaux viennent s'y tapir, suçant les douces gouttes de rosée que la douce fraîcheur fait répandre sur les fleurs et l'herbe tendre.

Sur un rouleau suspendu à l'olivier, on voit une inscription en petites lettres, qui déclare à ceux qui la lisent, couchés au pied de l'arbre : " Ici coule la fontaine de vie, sous l'olivier feuillu, qui porte le fruit de salut. "

Quel est le pin a jamais eu la valeur de cet olivier ?

 

 

* L'opposition de l'olivier et du pin joue sur la valeur funéraire du second, tandis que l'olivier a des connotations de pérennité, grâce à sa capacité de se renouveler à partir des rejets d'une même souche. Les Grecs consacraient l'olivier à Athéna et conservaient l'olivier primordial, issu d'une querelle entre la déesse et Poséidon, derrière l'Erechteion. Dans la tradition juive, le rameau d'olivier est signe de paix. L'Islam en a fait l'axe du monde, l'" arbre béni". Les Pères de l'Eglise ont fait du bois d'olivier le matériau de la croix, et Genius y fait allusion dans l'expression " frui de salu ", au v. 20527, métaphore du Rédempteur.

 

L'olivier est symbole de paix, de fécondité, de purification, de force, de victoire et de récompense.

A Athènes, il était consacré à Athéna ; et à Rome, à Jupiter et à Minerve.

Dans les traditions juives et chrétiennes, l'olivier est symbole de paix.

La légende de l'arche de Noé est narrée dans les chapitres 6 - 9 de la Genèse.

Genèse 8. 5-12
Les eaux allèrent en diminuant jusqu'au dixième mois. Le dixième mois, le premier jour du mois, apparurent les sommets des montagnes.
Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu'il avait faite à l'arche.
Il lâcha le corbeau, qui sortit, partant et revenant, jusqu'à ce que les eaux eussent séché sur la terre.
Il lâcha aussi la colombe, pour voir si les eaux avaient diminué à la surface de la terre.
Mais la colombe ne trouva aucun lieu pour poser la plante de son pied, et elle revint à lui dans l'arche, car il y avait des eaux à la surface de toute la terre. Il avança la main, la prit, et la fit rentrer auprès de lui dans l'arche.
Il attendit encore sept autres jours, et il lâcha de nouveau la colombe hors de l'arche.
La colombe revint à lui sur le soir ; et voici, une feuille d'olivier arrachée était dans son bec. Noé connut ainsi que les eaux avaient diminué sur la terre.
Il attendit encore sept autres jours ; et il lâcha la colombe. Mais elle ne revint plus à lui.

 

Selon une vieille légende, La Croix est dite en bois d'olivier et de cèdre.

Au Moyen Age, l'olivier est :
- symbole de l'or et de l'amour
- l'arbre béni identifié avec Abraham et son hospitalité
- le symbolise du paradis des élus.

L'opposition de l'olivier et du pin s'allie à d'autres oppositions :
- verger du Diable / parc de Dieu, de l'Agneau (Trinité)
- verger de mort / parc de vie
- fontaine de mort / fontaine de jouvence
- 2 cristaux / 1 escarboucle
- Saturne / Jupiter
- l'amour courtois / l'hédonisme naturaliste

 

 

3- L'escarboucle


 

vv. 20529-20600

Si vous di qu'en ceste fontaine
- Ce croiront foie gent a paine
Et le tendront plusour a fables -
Luist uns charboucles merveillables
Seur toutes les merveilleuses pierres,
Trestouz reonz et a .iij. quierres ;
Et siet en mi si hautement
Que l'en le voit apertement
Par tout le parc reflamboier,
Ne ses rais ne puet desvoier
Ne vent ne pluie ne nublece,
Tant est biaus et de grant noblece.
Si sachiez que chascune quierre
- Tels est la vertuz de la pierre -
Vaut autant com les autres .ij. :
Tels sont entr'euls les forces d'eus ;
Ne les .ij. ne valent que cele,
Combien que chascune soit bele ;
Ne nus ne les puet deviser,
Tant i sache bien aviser,
Ne si joindre par avisees,
Qu'il ne les truisse devisees.
Mais nus solaus ne l'enlumine,
Qu'il est d'une couleur si fine,
Si clers et si resplendissanz,
Que li solaus esclarcissanz
En l'autre eaue-li cristaus doubles
Lez li seroit oscur et troubles.
Briement, que vous aconteroie ?
Autre solaus laienz ne raie
Que cil charboucles flambaianz :
C'est li solaus qu'il ont laianz,
Qui plus de resplendeur habonde
Que nus solaus qui soit ou monde.
Cist la nuit en essil envoie ;

Cist fait le jour que dit avoie,
Qui dure pardurablement,
Sanz fin et sanz commencement
Et se tient en .i. point de gré,
Sanz passer signe ne degré,
Ne minuit ne quelque partie,
Par coi puisse estre heure partie.
Si ra si merveilleus pooir
Que cil qui la le vont veoir,
Si tost com cele part se virent
Et leur faces en l'eaue mirent,
Touz jors, de quelque part qu'il soient,
Toutes les choses dou parc voient
Et les connoissent proprement
Et euls meïsmes ensement ;
Et puis que la se sont veü,
Jamais ne seront deceü
De nulle chose qui puisse estre,
Tant i deviennent sage et mestre.
Autres merveilles vous lirai :
Que de cestui soleill li rai
Ne troublent pas ne ne retardent
Les eulz de ceuls qui les regardent,
Ne ne les font asaboïr
Mes renforcier et resjoïr
Et ravigorer leur veüe
Par la bele clarté veüe
Plaine d'atrempee chalour
Qui par merveilleuse valour
Tout le parc d'oudour replenist,
Par la grant douceur qui en ist.
Et pour ce que trop ne vous tiegne,
D'un brief mot vueill qu'il vous souviegne,
Que, qui la forme et la matire
Dou parc verroit, bien porroit dire
C'onques en si biau paradis
Ne fu formez Adans jadis.

 

Et je vous affirme qu'en cette fontaine - les insensés le croiront à peine et beaucoup le prendront pour fable - resplendit une escarboucle plus admirable encore que toutes les pierres merveilleuses, toute ronde et à trois facettes ; elle est fixée bien au milieu et placée si haut qu'on l'aperçoit distinctement flamboyer dans tout le parc, et ses rayons ne peuvent être déviés ni par le vent, ni par la pluie ni par le brouillard, tant elle est belle et de grande noblesse.

Sachez aussi que chacune des facettes - telle est la vertu de la pierre - a autant de valeur que les deux autres : c'est le rapport de leurs forces ; et les deux autres ne valent que la première, quelle que soit la beauté de chacune ; nul ne peut d'ailleurs les distinguer, quelque application qu'il mette à les observer, ni les confondre non plus par la pensée : il les trouvera toujours séparées.

Mais il n y a pas de soleil pour l'illuminer, parce qu'elle est d'une eau si pure, si claire et si lumineuse que le soleil qui éclaire dans l'autre fontaine le double cristal paraîtrait obscur et trouble à côté d'elle.

Bref, que vous dire ? Il n'y a pas d'autre soleil qui rayonne dans le parc que cette escarboucle flamboyante : c'est le soleil qu'ils ont là, et qui resplendit plus magnifiquement qu'aucun autre soleil au monde.

C'est lui qui envoie la nuit en exil, c'est lui qui produit le jour dont j'avais parlé, qui dure pour l'éternité, sans fin et sans commencement et en reste de lui-même au même point, sans franchir de signe du ciel ni de degré ni de minute ni aucune fraction en laquelle on puisse diviser l'heure.

Elle a encore ce pouvoir merveilleux, que ceux qui viennent la voir en ce lieu, aussitôt qu'ils se dirigent de ce côté-là et mirent leurs visages dans l'eau, y voient en permanence, de quelque côté qu'ils soient, l'ensemble de ce que contient le parc et le connaissent proprement, et se connaissent eux-mêmes pareillement ; et après qu'ils se sont vus là-dedans, ils ne seront plus jamais victimes d aucune illusion sur quoi que ce soit, tant ils seront devenus sages maîtres en la matière.

Je vais vous enseigner d'autres merveilles : les rayons de ce soleil ne troublent ni ne gênent les yeux de ceux qui les regardent ; ils ne les éblouissent pas, mais renforcent, réjouissent et revigorent leur vue quand ils voient leur sublime clarté, pleine d'une chaleur tempérée qui a le merveilleux effet de remplir tout le parc de parfum grâce à la grande douceur qui en émane.

Et afin de ne pas vous retenir trop longtemps, je veux que vous vous souveniez d'une brève formule : si l'on voyait la forme et la matière de ce parc, on pourrait bien dire que même Adam n'a pas été créé jadis en un si beau paradis.

* (p. 97) L'escarboucle lumineuse se retrouve, à la place du cristal, dans la fontaine de vie décrite par Genius. Cette pierre de rêve occupe une place particulière parmi les gemmes littéraires : elle est la pierre la plus brillante selon la comparaison traditionnelle (" plus clair qu'escarboucle " - cf le rubis sur la robe d'Enide) ; on la trouve sur le lit fabuleux du château de la Roche de Champguin (Conte du Graal), sur le donjon de Babylone dans Floire et Blancheflor, sur les tentes sarrasines (Aspremont) ou de Charlemagne, ou sur sa couronne (Renaut de Montauban) - cf Th. Miguet, " L'escarboucle médiévale, pierre de lumière", Marche Romane, XXIX, 3/4, 1979.

 

 

L'escarboucle, la voici sur la cuisse gauche de Narcisse : un rond bleu, des rayons solaires. C'est la Pierre Philosophale qui garantit la santé.

Ce soleil paternel et cette eau maternelle sont des créateurs de vie (faune et flore abondantes du millefleurs) et des régénérateurs ; ils tissent des liens intergénérationnels et relient le Prince-Roi à ses ancêtres réels et mythiques et à Dieu même dont ils se veulent les représentants.

Dans l'hypothèse où cette tapisserie de Narcisse aurait appartenu à Anne de Bretagne, qui serait alors ce beau jeune homme de caractère royal, dont le rayonnement de nature solaire et divine est symbolisé par ce soleil diffusant sa chaleur et sa lumière sur sa cuisse gauche ? Charles VIII ? Louis XII ?

Avec un tel prince, une ère de paix et de félicité est assurée, comme une restauration de l'Age d'or.
Certains pourraient lire le début d'un prénom : CHAR… !
Ce pourrait être aussi Louis XII, surnommé le " Père du peuple " par les Etats Généraux réunis à Tours, au commencement du mois de mai 1506, pour les bienfaits de son administration. Thomas Bricot, chanoine de Notre Dame, premier député de Paris, fut chargé d'offrir au roi le titre que lui accordait la nation.

Jean Bourdichon - Heures de Louis XII
Louis XII en prière présenté par les saints patrons du royaume
Peinture sur parchemin - détail - Tours - v.1498-1502
The J. Paul Getty Museum - Los Angeles

Ce livre de prière est emporté à Londres par Mary Tudor après la mort de Louis XII.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jean_Bourdichon_(French_-_Louis_XII_of_France_Kneeling_in_Prayer_-_Google_Art_Project.jpg

(cliquer sur l'image pour l'agrandir)

 

C'est Louis XI qui créa l'écu au soleil ou écu sol.
- L'avers représente l'Écu de France couronné sommé d'un soleil avec la légende "LVDOVICVS DEI GRA FRANCORVM REX", Louis, par la grâce de Dieu, roi des Francs.
- Le revers est composé d'une Croix fleurdelisée avec quadrilobe en cœur et la légende "XPC VINCIT XPC REGNAT XPC INPERAT, Le Christ vainc, le Christ règne, le Christ commande.

L'écu d'or au soleil de Charles VIII connut deux émissions pendant son règne.
- L'avers représente l'Écu de France couronné sommé d'un soleil avec la légende "KAROLUS DEI GRA FRANCORVM REX", Charles, par la grâce de Dieu, roi des Francs.
- Le revers est le même que précédemment.

L'écu d'or au soleil de Provence a la particularité d'avoir été frappé à Aix-en-Provence (voir marque de maître) pendant la période 1506-1515.
- L'avers représente l'écu de France couronné sous un soleil avec la légende "LVDOVICVS XII D G F REX PVIE COME", Louis, par la grâce de Dieu, roi des Francs et comte de Provence.
- Le revers est le même que précédemment.

http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cu_(monnaie)

 

 

Les familles Sforza et Visconti

 

Cherchons quelques correspondances avec l'Italie, celle du duché de Milan, des familles Sforza et Visconti.
Elles expliqueront peut-être la présence de ce soleil et de cette " escarboucle " sur la cuisse de Narcisse. ("escarboucle" : du latin carbunculus, petite braise).


1- Les liens de parenté entre les Valois et les Visconti

1.1- Les liens de parenté définis ci-dessous peuvent peut-être aussi expliquer la présence de ce demi-soleil sur la cuisse de Narcisse.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Ludovic_Sforza
(Cf. le chapitre " Liens de parenté " )
" L'arbre de parenté ci-après fait apparaître les liens entre la maison capétienne de Valois, de Jean II jusqu'à Charles VIII et Louis XII et les familles Visconti et Sforza. Il permet, entre autres, de constater que Louis XII et Ludovic Sforza ont un arrière-grand-père commun, Jean Galéas Visconti. "


2.2- Entendant rentrer en possession de Naples, léguée par la maison d'Anjou, Charles VIII inaugure les tribulations italiennes en 1494. Louis XII, son cousin et son successeur, dès son accession au trône, en avril 1498, va reprendre à son compte sa politique italienne.
" Les guerres d'Italie sont une suite de conflits menés par les souverains français en Italie au cours du XVIe siècle pour faire valoir ce qu'ils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan. " (Wikipédia)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Guerres_d'Italie


2- les armoiries Sforza et Visconti

2.1- les armoiries de Gian Galeazzo Visconti

Rosace de l'abside de la cathédrale de Milan

— de chaque côté : une statue représentant l'Annonciation par Isacco Imbonate et Paolino da Montorfano (1402).
— la Trinité : en haut, Dieu le Père ; dessous, le Saint-Esprit sous la forme d'un aigle couronné (l'aigle impérial, titre accordé de duc de Visconti par l'empereur) au lieu d'une colombe ; au centre, le Christ sous la forme d'un soleil radieux (la "razza", symbole héraldique des Visconti) pour glorifier la puissance de la dynastie des Visconti. (Voir le culte de Sol Invictus)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sol_Invictus_(religion)

2.2- La "razza" (soleil ardent) et la colombe des Visconti repris par les Sforza

Château des Sforza à Milan. La "razza" des Visconti.
La fresque se trouve dans le passage "Rocchetta".


guidon de Maximilien Sforza

" La branche milanaise des Sforza, pour manifester sa filiation avec les Visconti, adopta de nouvelles armoiries, associant celles de l'Empire et des Visconti sous différentes formes : en écartelé, en parti, avec l'Empire en chef... Il reprit de façon générale de nombreux éléments de l'emblématique des Visconti, comme la tourterelle, le soleil ardent, le linge noué, etc. Par la suite, les Sforza enrichirent cette emblématique, avec notamment les boutefeux ardents portant des seaux d'eau. " (Wikipédia)

Le drapeau de Maximilien Sforza, comte de Pavie et plus tard duc de Milan, capturé par les Suisses en 1512, dans une gravure colorée de 1649 (le dessin original, déjà enregistré à Fribourg, a été perdu).
Source : Pierre Crolot, Le livre des drapeaux de Fribourg (Fahnenbuch) (1648), folio 5. Edizione anastatica a colori : Société d'histoire du canton de Fribourg, Zurich 1943.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_Sforza (cliquer sur les armoiries en fin d'article)

 

2.3- Armoiries des Sforza de Milan, écartelées de l'Empire et de Visconti

La vouivre des légendes et des contes qui porte l'escarboucle au front se retrouve dans les armoiries des familles Visconti et Sforza.

Armes des Visconti :
d'argent au serpent d'azur ondoyant en pal
et couronné d'or engloutissant un enfant de carnation.


Blason de la famille ducale Sforza : écartelé, au premier et au quatrième d'or à l'aigle éployée de sable, lampassée de gueules et couronnée du champ, au deuxième et au troisième d'argent au serpent d'azur ondoyant en pal et couronné d'or engloutissant un enfant de carnation.

Le meuble héraldique est appelé une guivre : " En héraldique, la " guivre " est un serpent en pal ondoyant, engloutissant un enfant (l'" issant "). Elle est assez répandue en héraldique italienne, notamment à Milan où elle représente le symbole de la famille Visconti, dont une des légendes veut qu'un des membres de cette famille (Ottone Visconti), alors commandant dans la croisade de 1187, prit ce symbole sur l'étendard d'un Sarrasin vaincu par lui. Il rapporta ce trophée à Milan qui devint un des symboles de la ville, connu sous le nom de " Biscione " ou " bissa " en patois milanais qui est la traduction de " vipère ". Une autre légende veut que vers 1200, ce fut un autre Visconti qui tua un serpent ou dragon qui terrorisait les habitants.
En héraldique, " guivre " n'est pas synonyme de " vouivre ", ce dernier étant un serpent fabuleux. " (Wikipédia, article Vouivre)

http://fr.wikipedia.org/wiki/Vouivre

Cf. les sites héraldiques suivants à l'entrée "escarboucle" :
http://vexil.prov.free.fr/emblemes/escarboucle.html

http://racines.traditions.free.fr/bla2maae/bla2maae.pdf

http://www.blason-armoiries.org/heraldique/r/rais-d-escarboucle.htm


2.4- Armoiries des Sforza et des Visconti

 

Blason allégorique de la famille Sforza - Codex De Sphaera - 1469
Biblioteca Estense - Modène

Etrange parenté entre cette image et la tapisserie 7 de La Chasse : animal blanc, " assis " au centre d'une île, sous un arbre, non attaché à l'arbre.

 

 

Le soleil

 

Pourquoi ne pas voir dans les trois plumes qui ornent la coiffe de Narcisse la triple couronne royale, un attribut solaire, telle qu'un artiste l'a représentée sur la tête de Jupiter dans un manuscrit des Métamorphoses d'Ovide moralisé (vers 1385 - Ms 742 - Bibliothèque de Lyon - enluminure Ms 742, f. 10v).


Couronne de trois plumes comme une couronne de rayons pour une identification au soleil que l'on retrouve sur la cuisse. Sol invictus, le Soleil Invincible, Dieu solaire.

Ce coq faisan est aussi un attribut solaire que l'artiste adjoint à la couronne de plumes tricolores.

Comme la parure de fête de l'Inca ou du Chef indien d'Amérique du Nord, une couronne de plumes dont la valeur n'a d'égale que celle des rayons du soleil. Dans le Védisme et l'hindouisme, Agni, le dieu du Feu et le feu lui-même, est glorifié sous la figure d'un oiseau aux ailes d'or.

Les deux mains ouvertes de Narcisse sont très visibles, posées solidement sur la margelle de la fontaine, les doigts bien écartés, comme deux petits soleils étalant ses rayons. La main engendre les formes, crée le feu…

Pour C.G. Jung, " le soleil semble propre à représenter le dieu visible de ce monde, c'est-à-dire la force active de notre âme que nous appelons libido […] Ainsi en tant qu'elle est un processus énergétique, notre vie physiologique est entièrement soleil. "

" La force vitale psychique, la libido, est symbolisé par le soleil, ou peronnifiée dans des personnages de héros avec des attributs solaires. mais elle s'exprime aussi en symboles phalliques." (Métamorphoses de l'âme et ses symboles, pp. 222-224 et p. 341).
Un de ces symboles phalliques pourrait être la colonne qui surmonte le bassin.

 

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Apollon

 

Notre Narcisse ne me semble pas menacé par la métamorphose mortelle du miroir qu'Echo et Diane veulent lui faire subir. Son épée de grande taille semble l'en protéger.
Dans toute mythologie, l'épée revêt toujours un sens apollinien. Le glaive chrétien en est un remploi. Le glaive est l'arme des peuples conquérants, l'arme des chefs.

 

Il est aussi l'arme de la purification par le " feu précis " de son tranchant.
Le glaive a pour signification : la force solaire. Ainsi, un glaive à deux tranchants sort de la bouche du Christ de l'Apocalypse. C'est le feu générateur, le Verbe ou Logos générateur.
1, 16 : Il avait dans sa main droite sept étoiles. De sa bouche sortait une épée aiguë, à deux tranchants ; et son visage était comme le soleil lorsqu'il brille dans sa force.
2, 12 : Ecris à l'ange de l'Eglise de Pergame : Voici ce que dit celui qui a l'épée aiguë, à deux tranchants…
19, 15 : De sa bouche sortait une épée aiguë, pour frapper les nations ; il les paîtra avec une verge de fer ; et il foulera la cuve du vin de l'ardente colère du Dieu tout-puissant.

 

Tout autant que Narcisse, voire plus, c'est selon moi Apollon qui est représenté ici, celui dont Pindare a dit qu'il avait fait pénétrer dans les cœurs l'amour de la concorde et l'horreur de la guerre civile : " qui rappela sur la terre le pacifique empire des lois " ; et que Platon convoquait auprès du véritable législateur pour établir les lois fondamentales de la République : " c'est à Apollon, le Dieu de Delphes, de dicter les plus importantes, les plus belles, les premières des lois. " (La République, 427, b, c)

Apollon, ami du laurier, poète et musicien, guérisseur et purificateur, archer habile tueur du serpent Python, était avant tout le dieu de la Lumière (Phébus, " l'étincelant "), donc oracle de la Vérité qui révèle tout.

Hymnes homériques - 1- A Apollon :
http://www.mediterranees.net/mythes/hymnes/hymne1.html

Fils de Léto et de Zeus, Apollon est le dieu " à l'arc d'argent " selon Homère au chant I de l'Iliade. " Inspirateur des musiciens et des poètes, il est alors appelé Apollon Musagète, la divinité tutélaire de tous les arts, le symbole du soleil et de la lumière civilisatrice. On peut dire, sans outrance, qu'Apollon reflète pour les Grecs le génie artistique de leur pays, l'idéal de la jeunesse, de la beauté et du progrès " écrit Joël Schmidt dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (Larousse, 1965).
Le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant note : " Il se révèle d'abord sous le signe de la violence et d'un fol orgueil. Mais, réunissant des éléments divers, d'origine nordique, asiatique, égéenne, ce personnage divin devient de plus en plus complexe, synthétisant en lui nombre d'oppositions, qu'il parvient â dominer pour finir en un idéal de sagesse, qui définit le miracle grec. Il réalise l'équilibre et l'harmonie des désirs, non en supprimant les pulsions humaines, mais en les orientant vers une spiritualisation progressive, grâce au développement de la conscience. Il est salué dans la littérature de plus de deux cents attributs […] Il inspire non seulement des prophètes, mais les poètes et les artistes ; il devient le dieu solaire, traversant les cieux sur un char éblouissant. A Rome, il n'est assimilé â aucun autre dieu ; seul des dieux étrangers adoptés par la cité et par l'Empire, il reste lui-même, intact, unique, sans pareil. " avant de conclure : " Il symbolise la suprême spiritualisation ; il est un des plus beaux symboles de l'ascension humaine. "

 

Pernette du Guillet (1520-1545), Elégie II (extrait)

Combien de fois ai-je en moi souhaité
Me rencontrer sur la chaleur d'été
Tout au plus près de
la claire fontaine,
Où mon désir avec cil se pourmène (promène)
Qui exercite (exerce) en sa philosophie
Son gent esprit, duquel tant je me fie
Que ne craindrais, sans aucune maignie, (escorte)
De me trouver seule en sa compagnie :
Que dis-je : seule ? ains (mais plutôt) bien accompagnée
D'honnêteté, que Vertu a gagnée
A
Apollo, Muses, et Nymphes maintes,
Ne s'adonnant qu'à toutes oeuvres saintes.

Là, quand j'aurais bien au long vu son cours,
Je le lairrais (laisserais) faire à part ses discours :
Puis, peu à peu de lui m'écarterais,
Et toute nue en l'eau me jetterais :
Mais je voudrais, lors, quant et quant (également) avoir
Mon petit Luth accordé au devoir, (comme il faut)
Duquel ayant connu, et pris le son,
J'entonnerais sur lui une chanson
Pour un peu voir quels gestes il tiendroit :
Mais si vers moi il s'en venait tout droit,
Je le lairrais hardiment approcher :
Et s'il voulait, tarit soit peu, me toucher,
Lui jetterais - pour le moins - ma main pleine
De la pure eau de
la claire fontaine,
Lui jetant droit aux yeux, ou à la face.

 

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Auguste voua à Apollon un culte tout particulier, l'honorant d'un temple sur le Palatin et de jeux. Pour les Romains, Apollon était le dieu qui avait aidé Auguste (-63,+14 ; premier empereur romain, petit-neveu et fils adoptif de Jules César) à ramener " l'Age d'or " à Rome et dans l'Empire (paix, développement économique et culturel) par la rétablissement de la paix civile, la mise en place de réformes morales et religieuses tendant à restaurer les anciennes " vertus " romaines. Il se vantait d'avoir « trouvé une Rome de briques, et laissé une Rome de marbre. »

Virgile, 4ème Églogue

Sicelides Musae, paulo maiora canamus.
non omnis arbusta iuuant humilesque myricae ;
si canimus siluas, siluae sint consule dignae.
Vltima Cumaei uenit iam carminis aetas ;
magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna,
iam noua progenies caelo demittitur alto.
tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
desinet ac toto surget gens aurea mundo,
casta faue Lucina; tuus iam regnat Apollo.
Teque adeo decus hoc aeui, te consule, inibit,
Pollio, et incipient magni procedere menses...


Haussons un peu le ton, ô Muses de Sicile…
A tous ne convient pas l'hommage d'humbles plantes
Célébrons les forêts, mais dignes d'un consul.
Voici finir le temps marqué par la Sibylle.
Un âge tout nouveau, un grand âge va naître ;
La Vierge nous revient, et les lois de Saturne,
Et le ciel nous envoie une race nouvelle.
Bénis, chaste Lucine, un enfant près de naître
Qui dois l'âge de fer changer en âge d'or ;
Ton Apollon déjà règne à présent sur nous.
Toi consul, Pollion, cette gloire s'annonce…

Traduction Paul Valéry

 

Horace - Carmen saeculare - Chant séculaire

augur et fulgente decorus arcu
Phoebus acceptusque novem Camenis,
qui salutari levat arte fessos
corporis artus,

si Palatinas videt aequusque arces,
remque Romanam Latiumque felix
alterum in lustrum meliusque semper
proroget aeuum ;

 

Dieu des oracles, cher aux vierges du Parnasse,
Paré de l'arc éblouissant,
Et dont la science efficace
Ranime le corps languissant ;
Si du mont Palatin tu vois d'un œil propice
Le majestueux édifice,
Sur nous fais luire encore un siècle de bonheur ;
Accrois notre puissance, et que rien ne flétrisse
Des Romains l'immortel honneur !

Traduction Anquetil (1850)

 

 

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Le coq

 

Ce faisan, si semblable à celui de la tapisserie 2 (La Fontaine) de La Chasse à la licorne, est le coq dont la crête-couronne lui donne un caractère solaire.

en 1 : image inversée de la tapisserie 2 de La Chasse à la licorne

Le coq faisan bien visible au centre de la tapisserie pourrait être une figure symbolique.
Le choix du coq comme symbole français remonte à la chute de l'Empire romain pendant la création de la Gaule et tire son origine du fait qu'en latin " gallus " signifie à la fois coq et gaulois.

" Jules César dans sa Guerre des Gaules compare la vaillance du coq protégeant farouchement sa basse-cour à la fougue des guerriers gaulois. Suétone, dans sa Vie des douze Césars, fit remarquer qu'en latin, coq et gaulois se disaient tous deux gallus mallus ortinigus. Au début du Bas Moyen Âge (XIIe), les ennemis de la France réutilisèrent le calembour par dérision, faisant remarquer que les Français (tout particulièrement leur roi Philippe Auguste) étaient tout aussi orgueilleux que l'animal de basse-cour. Par esprit de contradiction, les Français reprirent à leur compte cette expression en mettant en avant ce fier animal.

Bien que présent comme figure symbolique en France depuis l'époque médiévale, c'est à partir de l'époque de la Renaissance que le coq commence à être rattaché à l'idée de Nation française qui émerge peu à peu. Sous le règne des Valois et des Bourbons, l'effigie des Rois est souvent accompagnée de cet animal censé représenter la France dans les gravures, sur les monnaies. " (Wikipédia : article " coq gaulois ")

Tour à tour, le coq a représenté une image heureuse ou dévalorisante de la France.
Au Moyen Age, les fables, fabliaux, bestiaires et encyclopédies s'amusent des aspects négatifs du coq : il est vaniteux, coléreux, batailleur, fanfaron, sot, lubrique, sensible à la flatterie et à la " vaine gloire ". Les pays voisins le charge par l'image et les médailles d'une symbolique méprisante qui rejaillit sur le roi dans une dénonciation de la politique des Valois hors de France : guerres contre l'Angleterre et la Bourgogne, ambitions italiennes de Charles VIII, de Louis XII, candidature de François Ier au trône impérial.

A la fin du Moyen Age, plusieurs souverains adoptent pourtant le coq en insistant sur ses aspects positifs que la symbolique chrétienne relève : le coq est courageux et vigilant. Il chante le lever du jour, il chasse les démons nocturnes et réveille les fidèles endormis dans le péché des ténèbres, comme s'il invitait à la repentance et annonçait la future résurrection. Il chante les heures comme un moine, il veille sur ses poules comme un prêtre sur ses fidèles et le roi sur ses sujets comme le précise Christine de Pisan à propos de Charles V. Cette symbolique cléricale et christologique du coq autorise que le surnom de " gallus " est attribué à Charles VII (1422-1461), à Charles VIII (1483-1498) et à Louis XII (1498-1515).

Avec François Ier, la propagande royale utilisera la symbolique du coq de façon plus concise et plus large : le coq " français " est l'image même du roi de France ; il est lucide et courageux, il est l'attribut du soleil, de Mars et de Mercure que la mythologie embellit. Il est par son nom latin de " gallus " l'emblème des valeureux Gaulois, ancêtres que l'histoire et l'archéologie ont fait accepter. Il peut désormais, au début du XVIe siècle, pavaner aux côtés de la couronne et de la fleur de lis.

http://dictionnairedessymboles.over-blog.com/article-le-symbolisme-du-coq-61928839.html

Pour lire le commentaire sur le coq faisan de la tapisserie 2 de La Chasse à la licorne, cliquer ici.

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N'oublions pas que si Jean Perréal (qui accompagnait le roi Charles VIII en Italie) est l'auteur de cette tapisserie de Narcisse, il a vu fin janvier 1495, lors du banquet donné dans les appartements d'Alexandre VI - Borgia pour marquer la paix scellée entre le souverain français et le pape, les fresques peintes dans les années 1492-1493 par Pier Matteo d'Amelia, Antonio del Massaro da Viterbo et Pinturicchio.
Ces œuvres sont marquées par la mythologie antique égyptienne et grecque : les grandes légendes et figures chrétiennes y côtoient les mythes d'Isis et Osiris, d'Io et Argus, dans une référence constante au taureau, élément-clé de l'héraldique familiale des Borgia.

Tout ce qui est écrit à la page " Le Temple du soleil " relatif au musée des Cloisters et à la tapisserie 2 de La Chasse à la licorne peut être rattaché à cette tapisserie Narcisse via la chaîne de relations " le taureau - Mithra - Hélios le Soleil Invincible - le coq "

Pour en savoir davantage sur ces correspondances, cliquer ici.

 

 

 

Bleu, blanc, rouge ?

 

3 plumes : bleue - blanche - rouge

Ces 3 couleurs sont reprises par celles de la cape (bleu), du vêtement et de la partie avant des jambes (blanc) et des chausses (rouge).

— En tous cas, le bleu est adopté comme couleur des rois de France quand se développe l'héraldique au XIIe siècle. Le bleu des armoiries royales, d'azur semé de fleurs de lis d'or, est la couleur familiale des Capétiens. Le bleu est aussi la couleur de la Vierge, patronne du royaume de France. Au XIIe siècle, le culte marial connaît un grand essor : elle devient la protectrice de la dynastie capétienne et du royaume de France.

— Depuis les croisades, le blanc est déjà en France la couleur royale. Les croisés français se distinguaient des autres en arborant une croix blanche. Ce n'est pourtant que depuis 1300 que cette couleur a commencé à s'imposer comme symbole du royaume : on la porte d'abord en bande ou en croix latine, comme lors des guerres de Flandre. Ainsi, au début de la bataille de Mons-en-Pévèle en 1304, les chevaliers français se ceignent d'écharpes blanches de rencontre comme signe de ralliement juste avant la bataille. Le blanc n'est pas présent dans les armoiries du roi ni sur les vêtements de son sacre, mais il est utilisé dans certains événements importants où le roi est vêtu de blanc (chapitres de l'ordre de Saint-Michel, par exemple).

Le rouge est la couleur de l'oriflamme de l'abbaye de Saint-Denis. Selon Colette Beaune, le don divin de l'oriflamme à Clovis est mentionné pour la première fois dans une oraison funèbre de 1350 puis repris dans une Chronique universelle du début du XVe siècle.

( extraits de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Drapeau_de_la_France )

 

— Certaines miniatures des Grandes Chroniques de France de Charles V de la BNF possèdent un encadrement de ces trois couleurs.

 

 

 

Anne de Bretagne ?

 

L'existence possible d'une tenture de quatre pièces ayant appartenu à Anne de Bretagne signalée par Guy Delmarcel m'incite, comme une simple hypothèse, et non une certitude, à poser la question suivante :

cette tapisserie Narcisse de Boston peut-elle être celle d'Anne de Bretagne ?

 

Si Jean Perréal est l'artiste-créateur, cela est possible quand on considère les liens " culturels " qui les unissaient.

Quels " signes royaux " peuvent être décelés ici ?

— l'oiseau de proie " dominant " la fontaine

— l'hermine (?) au côté de Narcisse, près de la fontaine

— les trois couleurs " nationales " des plumes et de leur attache ronde sur la coiffe de Narcisse

— le vêtement noble de Narcisse, aux trois mêmes couleurs (tunique de soierie claire, chausses collantes rouges, sa cape bleue bordée d'or)

— le caractère solaire et divin de Narcisse couronné

— les couples faisane-faisan (avec leur faisandeau), des deux lapins et des deux perdrix (avec leurs perdreaux), preuves de fidélité et de fécondité. On sait l'attention anxieuse des couples royaux pour leur descendance, mâle avant tout.

— la genette signifiant (peut-être) le jeunesse de la commanditaire (Anne de Bretagne, née en 1477, avait 23 ans en 1500)

— notre Narcisse semble être doté du désir de vivre, " préexistant à sa conception ", comme " héritier symbolique du désir des géniteurs qui l'ont conçu " selon les termes de Françoise Dolto. Cette " image dynamique " qui nous est offerte de Narcisse correspond au désir d'exister et de vivre dans un devenir, à une " intensité d'attente de l'atteinte de l'objet ", à une " tension d'intention " ; elle exprime " en chacun de nous l'Etant, appelant l'Advenir : le sujet en droit de désirer. " (L'Image inconsciente du corps, Seuil, 1984, p. 50 et 58). S'il s'agit, bien entendu, de Charles VIII ou de Louis XII, ou d'un fils d'Anne de Bretagne parvenu à l'âge adulte. C'est, en tout cas, me semble-t-il, l'image que veut transmettre l'artiste à sa commanditaire (dans le cas d'Anne de Bretagne).

 

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1- La tapisserie Narcisse est offerte à Charles VIII (mais le choix de la représentation d'un héros mythique qui se suicide jeune paraît improbable)

2- La tapisserie Narcisse est tissée pour commémorer sa mort (épervier-vautour ; suicide-noyade…) : cette seconde éventualité est beaucoup plus probable, surtout que le personnage représenté ne montre pas les caractères prêtés par le mythe à Narcisse. Une façon d'adoucir la peine d'Anne de Bretagne en présentant Charles VIII dans toute sa gloire royale.

[Charles VIII meurt, à 27 ans, le 7 avril 1498 au château d'Amboise, après avoir violemment heurté du front un linteau de pierre de la galerie Hacquelebac (du nom d'un capitaine qui autrefois en avait la garde) en allant assister à une partie de jeu de paume.]

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Soit un ensemble d'arguments soumis à votre appréciation.

 

 

 

 

Le jardin est une métaphore de la France

 

Pas de narcisse dans le fond millefleurs de la tapisserie. (Mais ai-je bien vu ?). Ce Narcisse tissé ne mourra pas ! Pas plus que ce jeune homme, l'Amant-Poète, que Oiseuse a introduit dans le Verger de son ami Déduit car il sait le danger encouru. Peut-être a-t-il déjà lu la légende d'Ovide… En tout cas, une inscription gravée sur la fontaine avertit le promeneur solitaire tout à sa rêverie :

si ot desus la pierre escrites
el bort amont letres petites,
qui disoient, ilec desus
estoit morz li biau Narcisus.

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Le Vergier de France planté d'un lys était l' identification traditionnelle de la France au jardin des lys. Ce Jardin de France était à la fois image de la Cour royale et de l'Eden de la Genèse.

La tapisserie millefleurs rappelle par ses fleurs innombrables et ses nombreux animaux l'image du Paradis terrestre, recréant cet Eden fleuri du dieu de l'amour de la littérature courtoise où règne un éternel printemps.

Trente espèces de fleurs ont été identifiées dans le fond sombre de la tapisserie Narcisse. Une équipe de botanistes du Jardin Botanique de New York a identifié 84 plantes différentes sur la centaine recensées dans les sept tapisseries de La Chasse à la licorne des Cloisters, toutes à l'acmé de leur magnificence, de leur floraison, dans le mélange des saisons. Un botaniste suisse, M. Rytz, a identifié et comparé les fleurs des dix Tapisseries de Berne et de La Dame à la licorne : les mêmes variétés s'y retrouvent. P. Aleksejew et B. Busse ont retrouvé 18 familles de végétaux dans La Dame à la licorne (in G. Büttner, éd. Iona, p. 83).

Voir la page "Flore" de la partie Dame à la licorne : cliquer ici

 

Comparons le "Jardin" du Roman de la Rose et celui de Jean Perréal dans Narcisse et dans La Dame à la licorne.


Après avoir décrit les arbres du Verger... voici les animaux et les fleurs...

vv. 1373-1414

El vergier ot dains et chevriaus,
si ot grant planté d'escuriaus
qui par ces arbres gravissoient.
Conins i avoit, qui issoient
toute jor hors de lor tesnieres ;
em plus de quarante rnanieres
aloient entr'aus tornoiant
sor l'erbe fresche verdoiant.
Il ot par leus cleres fontaines
sanz barberotes et sanz raines,
cui li arbre fessoient ombre,
mes n'en sai pas dire le nombre.
Par petiz ruisiaus, que Deduiz
i ot fet fere par conduiz,
si en aloit l'eve fesant
une noise douce et plessant.
Entor les ruisiaus et les rives
des fontaines cleres et vives
poignoit l'erbe freschete et drue :
ausi i pooit l'en sa drue
couchier corne sus une coute,
car la terre est et douz et moute.
Por les fontaines i venoit
tant d'erbe come il covenoit.
Mes mout rembelissoit l'afaire
li leus, qui ere de tel aire
qu'il i avoit de for planté
tot jorz et iver et esté :
violete i avoit trop bele,
espanie, fresche et novele ;
s'i ot flors blanches et vermeilles,
de jaunes en i ot merveilles :
trop par ert cele terre cointe,
car ele ert pipolee et pointe
de flors de diverses colors
dont mout estoit bone l'odors.
Ne vos tendré pas longe fable
dou leu plesant et delitable.
Orendroit m'en covendra teire,
car je ne porroie retreire
dou vergier toute la biauté
ne la grant delitablété.

 

 

 

 

Partout daims et chevreuils timides
Bondissaient, écureuils rapides
Escaladaient le tronc des pins,
Et tout le jour mille lapins
Saillissaient hors de leurs tanières,
Et de plus de trente manières
Se poursuivaient en tournoyant
Parmi le gazon verdoyant.
De tous côtés claires fontaines,
Sans crapauds ni bêtes vilaines,
Coulaient sous le feuillage ombreux.
Ces ruisseaux étaient si nombreux
Que Déduit fit faire une foule
De petits tuyaux où s'écoule
Par maints canaux l'onde faisant
Un murmure doux et plaisant.
Entour ces ruisseaux et les rives
Des fontaines claires et vives
Frais et dru poussait le gazon.
Aussi coucher y pourrait-on
Sa mie ainsi que sur la coite,
Car la terre était douce et moite
Par la fontaine, et il venait
Tant d'herbe comme il convenait.
Mais moult embellissait l'affaire
Surtout le beau site dont l'aire
Donnait le jour à quantité
De fleurs et l'hiver et l'été.
Violette y avait trop belle
Et pervenche fraîche et nouvelle,
Et fleurs vermeilles et fleurs d'or
Et d'azur à merveille encor;
La terre était toute émaillée,
Toute peinte et bariolée
De fleurs de diverses couleurs
Dont moult sont bonnes les odeurs.
Je ne vous tiendrai longue fable
De ce lieu plaisant, délectable ;
Car du verger la grand' beauté,
Les charmes, la fertilité
Ne se pourrait recenser guère ;
Dès à présent je veux m'en taire.

 

 

Dans le Roman de la Rose, (vv. 20237-20566), au "jardin de Déduit" (où se trouve la ''Fontaine périlleuse" de Narcisse) est opposé le "jardin d'Amour" à la merveilleuse "Fontaine de Vie", l'Hortus deliciarum (le Jardin des délices).

Pour conclure, Genius demande à l'Amant (vv. 20567-20568) :
Pour Dieu, seigneur, donc que vos samble
du parc et du jardin ansamble ?

La réponse va de soi : d'un côté, "le verger" de Guillaume, la mort. De l'autre, "le parc" de Jean, la vie !

 

La fontaine

 

Comparons les fontaines de Narcisse et de La Chasse à la licorne

 

Les deux fontaines s'élèvent en pleine nature.

 

L'ornementation est presque la même :
— un bassin hexagonal sculpté dans une pierre claire (marbre ?),
aux faces décorées de motifs végétaux,

— un fût central à décor végétal (feuilles d'acanthe) et mufles de lion

— la colonne d'une taille conséquente
comprenant deux parties de taille inégale
(l'inférieure au moins trois fois plus haute que la supérieure)

— deux jets d'eau retombant dans le bassin
(trois petits supplémentaires au sommet dans La Chasse)

— présence d'oiseaux sur la margelle
(en commun : un faisan se mirant dans le bassin)

 

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http://www.alaintruong.com/archives/2012/11/11/25556368.html

Ecole bourbonnaise du premier quart du XVIème siècle
Narcisse se mirant dans la fontaine d'amour, épié par Echo
Encre brune, lavis brun - 200 x 160 mm.
Annotation manuscrite du début du XVIème siècle,
à l'encre brune, en moyen français, sur la partie supérieure gauche de la feuille :
Beaulté sans bonté, honneur sans valleur,
Espoir sans exploit cuider sans savoir
Sans grant raison joye et sans cause pleur
Parolle sans fait vouloir sans pouvoir
Confort en souhait sont pareilz abuz
Comme en la Fontaine trouva Nercissus

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http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60002167.image.r=roman+de+la+rose.f30.langFR

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b22000166

 

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Cette fontaine (de vie et de mort, c'est selon) et ces arbres (colonne sacrificielle, arbres édéniques) sont des axes. "Axis Mundi" fixe et immobile, chacun est image d'immutabilité. S'y concentrent les forces, bénéfiques ou maléfiques, circulant entre ciel, terre et enfer.

 

Jérôme Bosch
Le Jardin d'Éden
volet gauche du triptyque
Le Jardin des délices - entre 1503 et 1504

 

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Narcisse, dans son immobilité, absorbé par son reflet
avec la lenteur digestive des plantes carnivores,
devient invisible.
Il ne reste de lui
que l'ovale hallucinant de blancheur de sa tête,
sa tête de nouveau plus tendre,
sa tête, chrysalide d'arrière-pensées biologique,
sa tête soutenue au bout des doigts de l'eau,
au bout des doigts
de la main insensée,
de la main terrible,
de la main coprophagique,
de la main mortelle
de son propre reflet.
Quand cette tête se fendra,
Quand cette tête se craquèlera,
Quand cette tête éclatera,
ce sera la fleur,
le nouveau Narcisse,
Gala -
mon narcisse.

Salvador Dalí
Extrait de La Métamorphose de Narcisse : Poème paranoïaque
Paris, Éditions surréalistes, 1937
http://www.salvador-dali.org/media/upload//pdf//PoemaMetamorfosiNarcisFR_noticies_fr_home_101.pdf

 

Tout être humain doit faire un choix :

le " verger " de Guillaume ou le " parc " de Jean !


vv. 20601-20614

Pour Dieu, seigneur, donc que vous samble
Dou parc et dou jardin ensamble ?
Donnez en resnables sentances
Et d'accidenz et de sustances.
Dites par voustre loiauté
Li quels est de greigneur biauté ;
Et regardez des .ij. fontaines
Laquele rent eaues plus saines,
Plus vertueuses et plus pures ;
Et des dois jugiez les natures,
Lesqueles sont plus vertueuses.
Jugiez des pierres precieuses
Et puis du pin et de l'olive
Oui cuevre la fontaine vive.

[…]

vv. 20639-20682
Je vous revueill briement retraire
Trestout quanque vous devez faire.
Pensez de nature honorer,
Servez la par bien laborer,


Et se de l'autrui riens avez,
Rendez le, se vous le savez ;
Et se vous rendre ne povez
Les biens despenduz ou jouez,
Aiez en bonne volenté,
Quant des biens avroiz a plenté.
D'occision nus ne s'aprouche,
Netes aiez et mains et bouche,
Soiez loial, soiez piteus :
Lors iroiz ou champ deliteus
Par trace l'aignelet sivant,
En pardurableté vivant,
Boivre de la bele fontaine
Qui tant est douce et claire et saine
Que jamais mort ne recevroiz
Si tost com de l'eaue bevroiz ;
Ainz iroiz par joliveté
Chantant en pardurableté
Motez, conduis et chançonnetes
Par l'erbe vert sor les floretes,
Souz l'olivete querolant.
Que vous vois je ci flaiolant ?
Droiz est que mon frestel restuie,
Car biau chanter souvent ennuie.
Trop vous porroie hui mais tenir,
Ci vous vueill mon sermon fenir.
Or i perra que vous feroiz
Quant en haut encroez seroiz
Pour preeschier seur la bretesche.

(L'aucteur)
Genius ainsi leur preesche
Et les resbaudist et soulace.
Lors giete le cierge en la place,
Dont la flambe toute enfumee
Par tout le monde est allumee.
N'est dame qui s'en puist deffendre
Tant la sot bien Venus esprendre.
Et la cueilli si haut li vanz
Que toutes les fames vivanz
Leur cors, leur cuers et lor pensees
Ont de cele odeur encensees.

Au nom de Dieu, seigneurs, que vous semble-t-il de la confrontation du parc et du jardin ? Prononcez là-dessus des jugements raisonnables, tant sur la substance que sur les accidents. Dites en toute loyauté lequel des deux est le plus beau et regardez laquelle des deux fontaines produit les eaux les plus limpides, les plus riches en vertus et les plus pures ; jugez aussi la nature des conduits et dites quels sont les plus grandes vertus. Jugez les pierres précieuses, puis le pin et l'olivier qui recouvrent la fontaine vive.

 

 

[…]


Je vais rapidement vous exposer tout ce que vous devez faire.

Songez à honorer Nature, servez- la en travaillant à ses fins, et si jamais vous avez un bien qui appartient à autrui, rendez le, si vous le savez ; et si vous ne pouvez restituer les biens dilapidés ou joués, ayez-en la ferme volonté quand vous retrouverez des biens à foison.

Que tous s'écartent du meurtre ; ayez les mains et la bouche propres, soyez loyaux, soyez miséricordieux : dans ces conditions vous irez au champ de délices en suivant à la trace l'agnelet qui a la vie éternelle, pour boire l'eau de la belle fontaine qui est si douce, claire et limpide que jamais plus vous ne souffrirez la mort, dès que vous aurez goûté de son eau ; vous irez, au contraire, gaiement, en chantant pour l'éternité des motets, des chœurs et des chansonnettes, parmi l'herbe verte et les fleurettes, et en dansant sous l'olivette.

Mais qu'irai-je encore vous jouer sur ma flûte ? Il est bon que je la remette dans son étui, car le beau chant souvent ennuie. Je risquerais de vous retenir trop aujourd'hui, et je veux achever là mon sermon. On va voir maintenant ce que vous ferez quand vous aurez grimpé là-haut pour prêcher sur la bretèche. "


 

 

Voilà comment Genius prêche devant eux, et les réjouit et les réconforte. Il jette ensuite son cierge à terre, et sa flamme toute fumante embrase le monde entier.

Il n'y a pas une dame qui puisse s'en protéger, tant Vénus sait bien l'enflammer ; et le vent l'a recueillie, la faisant voler si haut que toutes les femmes vivantes ont leur corps, leur cœur et leurs pensées imprégnés de parfum.

 

 

Tarzan, Narcisse aussi ?

 

Image extraite de Tarzan of the Apes (1972)
de Burne Hogarth (dessinateur étatsunien - 1911-1996)
d'après le roman de Rice Edgar Burroughs (romancier étatsunien - 1875-1950)


In the higher land which his tribe frequented was a little lake, and it was here that Tarzan first saw his face in the clear, still waters of its bosom. It was on a sultry day of the dry season that he and one of his cousins had gone down to the bank to drink. As they leaned over, both little faces were mirrored on the placid pool ; the fierce and terrible features of the ape beside those of the aristocratic scion of an old English house.
Tarzan was appalled. It had been bad enough to be hairless, but to own such a countenance ! He wondered that the other apes could look at him at all. That tiny slit of a mouth and those puny white teeth ! How they looked beside the mighty lips and powerful fangs of his more fortunate brothers ! And the little pinched nose of his ; so thin was it that it looked half starved. He turned red as he compared it with the beautiful broad nostrils of his companion. Such a generous nose ! Why it spread half across his face ! It certainly must be fine to be so handsome, thought poor little Tarzan. But when he saw his own eyes ; ah, that was the final blow — a brown spot, a gray circle and then blank whiteness ! Frightful! not even the snakes had such hideous eyes as he.
So intent was he upon this personal appraisement of his features that he did not hear the parting of the tall grass behind him as a great body pushed itself stealthily through the jungle ; nor did his companion, the ape, hear either, for he was drinking and the noise of his sucking lips and gurgles of satisfaction drowned the quiet approach of the intruder.
Not thirty paces behind the two she crouched — Sabor, the huge lioness — lashing her tail.


Dans les hautes terres que fréquentait sa tribu était un petit lac, et c'est là que Tarzan vit, pour la première fois, son visage dans les eaux tranquilles.
Un jour torride de la saison sèche, Tarzan et un de ses cousins étaient descendus jusqu'à la rive pour boire. Comme ils se penchaient, deux petits visages se reflétaient sur la surface tranquille, les traits farouches et terribles du singe à côté de ceux du descendant aristocratique d'une vieille maison anglaise.

Tarzan était consterné. Il avait été assez malade pour être glabre, mais posséder un tel visage ! Il se demandait ce que les autres singes pouvaient voir en lui ! La fente minuscule de sa bouche et ses dents blanches chétives ! Comparées à la bouche et aux crocs puissants de ses frères plus favorisés !

Et son nez ! si mince qu'il avait l'air affamé ! Il rougit quand il compara ses narines à celles larges et belles de son compagnon. Un tel nez si généreux ! Pourquoi était-il étalé sur la moitié de son visage ! Il doit certainement être agréable d'être si beau, pensa le pauvre petit Tarzan. Mais quand il vit ses propres yeux, ah, ce fut le coup de grâce : une tache brune, un cercle gris, une blancheur vierge ! Affreux ! Même les serpents n'avaient pas des yeux si hideux que lui !

Il était si concentré sur l'évaluation personnelle de ses traits qu'il n'entendit pas derrière lui l'herbe haute s'écarter par la poussée d'un grand corps arrivé furtivement à travers la jungle. Son compagnon le singe ne l'entendit pas non plus, car il buvait et le bruit d'aspiration de ses lèvres et ses gargouillements de satisfaction noyèrent l'approche tranquille de l'intruse. A moins de trente pas derrière eux, Sabor, l'énorme lionne, s'accroupit, balançant sa queue.

Harold Foster (dessinateur canadien, 1892-1982), a illustré en 1929 le même récit.
http://www.erbzine.com/mag23/2390.html

 

" Vers dix ans, Tarzan fait l'expérience de la blessure narcissique, prenant conscience de son corps dont la peau est blanche et nue comme celle du serpent. Honteux, il tente vainement de le noircir en le couvrant de boue. Plus tard à la honte, se joindront l'horreur et l'épouvante lorsque penché sur l'eau en compagnie d'un singe de son âge il découvre le reflet de son visage — qui a vu ce dessin ne peut douter que Hogarth se soit inspiré du Narcisse peint par Caravage. Mais pour Tarzan la fascination, renversement d'un terme en son contraire, n'est pas celle de la beauté mais de l'horreur. Point de jubilation dans la reconnaissance de son image, mais l'épouvante.

L'arrivée de la lionne Sabor met fin à la scène. L'animal qui s'est approché sans avoir été entendu, se jette sur Tarzan et son compagnon. Tarzan lui échappe en plongeant dans l'eau, geste inusité pour un "singe", alors que le compagnon est déchiqueté par le félin.

Ainsi, alors que Narcisse meurt au bord de la rive, Tarzan plongeant dans la source, y assure sa survie. Ce mouvement de plongée Tarzan le reproduira pour le plaisir, auto-érotisme où s'affirme l'unité corporelle et l'altérité de Tarzan sous le regard inquiet de Kala. Ce n'est que plus tard que la contemplation d'un visage d'homme éveillera chez Tarzan une rêverie étonnée et quasi amoureuse. "


Danielle M. Lévy, A propos de narcissisme : Tarzan of the Apes, pp. 223-228. Dans Mythes et psychanalyse, compte-rendu du Colloque de Cerisy de Juillet 1995, éd. In Press, 1997

Dans le même ouvrage, sur le thème de Narcisse :
Annie Gutmann, Narcisse au regard de la peinture, pp. 179-193
Gérard Danou, Le médecin, Narcisse et le malade, pp. 229-234

 

 

 

Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Le Caravage


Narciso - vers 1597-1599
Palais Corsini - Rome

 

Le genou-sexe (genou gauche du personnage) a disparu dans le reflet ! Castration symbolique ?

 

« Voilà le grand mot lâché. Qu’est-ce que la castration symbolique ? Ce n’est pas tellement compliqué. Il suffit de débarrasser le symbole de tout ce qu’il a d’allégorique. Le symbole c’est ce qui lie, ce qui attache ensemble. Alors la castration symbolique c’est la castration grâce à laquelle il y a en nous une place pour l’autre, pour un autre qu’on n’a plus envie de désigner comme phallus, qu’on est prêt à accepter dans son altérité radicale. Bien sûr, cela fait problème : comment est-ce qu’on peut désirer l’altérité radicale ? Ce n’est pas l’altérité radicale qu’on désire. On est désirant » (Lucien ISRAEL, Le désir à l’œil, Séminaire 1975-1976, Arcanes, Paris, 1994, p. 47).

 

Roberto Longhi, dans son texte sur Le Caravage (Seuil, collection Regard, 1927 et 2004, traduction de Gérard-Julien Salvy), écrit que se regarder est devenir femme et tout peintre ne se peint-il pas ? Le Caravage est à l’évidence ce jeune homme qui se penche sur l’eau et y perd son phallus.

 

Caravage est-il un coupeur de têtes ? dans plusieurs de ses tableaux, le bras n’hésite pas et le tranchant de la lame décapite.

Méduse - 1597 - GalleriadegliUffizi - Florence

Judith décapitant Holopherne, 1598 - Galleria Nazionale d'Arte Antica - Rome

Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste - v. 1607 - National Gallery - Londres

David et Goliath - 1607 - Galerria Borghese - Rome

 

Et les têtes coupées sont des autoportraits !

 

https://it.wikipedia.org/wiki/Caravaggio

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Caravage

 

Francis Gingras, Aimer hors chant : réinvention de l’amour

et invention du « roman »

https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/12867/Gingras2004a.pdf?sequence=1&isAllowed=y

 

« Son corps penché embrasse son second corps, son reflet, dont la jointure des mains forme un cercle, un œil dit-on, dont le genou serait l’iris. Le cadrage serré autour de son corps nous place d’ailleurs, regardeur, dans l’eau, la tête légèrement sortie. De notre point de vue, le genou de Narcisse est étrangement le point de fuite. Le traitement de la lumière sur ce genou ainsi que notre proximité avec ce bout de corps nous empêchent d’en détourner le regard, presque de façon obscène. »

http://www.mfa.org/collections/object/tapestry-narcissus-37423

 

 


Ouvrons le livre de Carl Gustave Jung, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, aux pages 687-693 et lisons :

" L'immolation de l'animal signifie immolation de la nature animale, c'est-à-dire de la libido instinctuelle. La plus claire expression s'en trouve dans la légende d'Attis.

Attis est le fils-amant de la mère des dieux Agdistis-Cybèle. Rendu furieux par cette mère qui répand la folie et qui est amoureuse de lui, il se châtre lui-même, précisément sous un pin.

Tous les ans, en effet, on couronne un pin où l'on suspend une statue d'Attis ; puis on l'abat. Cybèle prend alors ce pin, l'emporte dans sa grotte et le pleure. Dans cet enchaînement, il est évident que l'arbre représente le fils — selon une autre version, Attis fut métamorphosé en pin — que Cybèle, sa mère, reprend dans sa grotte, ce qui veut dire : dans son sein maternel.

Or l'arbre a aussi un sens maternel puisque l'acte de suspendre le fils ou sa statue à l'arbre indique la réunion du fils et de la mère. La langue courante emploie également cette image : " On est attaché à sa mère ". L'abattage du pin correspond à l'émasculation qu'il rappelle. Dans ce cas l'arbre aurait plutôt un sens phallique. Mais comme l'arbre désigne en premier lieu la mère, son abattage aurait plutôt la signification d'une immolation de la mère.

Ces enchevêtrements et croisements de sens difficiles à débrouiller peuvent s'expliquer en une certaine mesure si on les réduit à un même dénominateur : ce dénominateur, c'est la libido :
— le fils personnifie la nostalgie de la mère et ce, dans la psyché d'un individu qui se trouve dans la même situation ou dans une situation analogue.
— La mère personnifie l'amour (incestueux) pour le fils.
— L'arbre personnifie d'une part, la mère et d'autre part, le phallus du fils.
— Le membrum virile représente, pour sa part, la libido du fils. L'abattage du pin, ou l'émasculation, signifie : sacrifice de cette libido qui cherche l'inopportun aussi bien que l'impossible.

Le mythe décrit donc, par l'arrangement et la nature de ses figures, le destin d'une régression de libido qui se déroule essentiellement dans l'inconscient.
En même temps apparaissent dans la conscience, comme en un rêve, les dramatis personae qui, dans leur essence, sont des illustrations des courants et tendances de la libido.

L'agent décisif de toutes ces figures, c'est la libido qui maintient si étroitement ensemble leurs configurations grâce à son unité, à elle, libido, que certains attributs ou activités peuvent aisément passer d'une figure à l'autre : ce qui ne crée aucune difficulté pour la compréhension intuitive, mais en crée d'infinies pour l'explication logique.

L'impulsion au sacrifice part dans notre cas de la mère, mater saeva eupidinum, qui rend fou le fils et le contraint ainsi à se mutiler lui-même. Être premier, la mère représente l'inconscient opposé au conscient. Le mythe dit donc que l'impulsion au sacrifice a pour point de départ l'inconscient. Il faut entendre par là que la régression est contraire à la vie et trouble les fondements instinctifs de la personnalité et que, par suite, il se produit une réaction compensatrice de cette dernière, sous la forme d'une violente oppression et élimination de la tendance incompatible. Il s'agit là d'un processus naturel, inconscient, auquel le moi conscient est le plus souvent livré passivement en ce sens que, normalement, il ne perçoit pas le mouvement de la libido et par conséquent ne suit pas le mouvement de la conscience. "

" La métamorphose en pin a la valeur d'un ensevelissement en la mère, analogue à celui d'Osiris enveloppé par la bruyère. Sur le relief de Coblence, Attis semble sortir d'un arbre : Mannhardt voudrait voir là la divinité de la végétation habitant l'arbre. Sans doute est-ce simplement une naissance de l'arbre, comme celle de Mithra (Relief d'Heddernheim). "

" La fête d'Attis avait lieu au printemps et commençait par des lamentations auxquelles succédait une fête joyeuse (vendredi saint et Pâques). Les prêtres du culte d'Attis-Cybèle étaient des castrats appelés Galloi et portaient des vêtements de femme pour les processions. L'archigallos s'appelait Atys (Attis). Pour remplacer la castration annuelle, les prêtres se bornaient à s'égratigner les bras jusqu'au sang (bras au lieu de phallus, " déboîter le bras ".) "

http://fr.wikipedia.org/wiki/Cyb%C3%A8le

http://fr.wikipedia.org/wiki/Attis

 

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Comment relier cette longue citation de Jung

au Roman de la Rose ?


Guillaume de Lorris joint en une même séquence deux " métamorphoses " de l'antiquité grecque : celle d'Attis en arbre et celle de Narcisse en fleur.
Que Jean de Meung prolongera avec la " métamorphose " de la statue de Pygmalion, de marbre dur et froid en Galatée charnelle et aimante.

Mettre la fontaine sous la protection bienfaisante d'un pin et plonger les racines du pin dans les eaux nourricières de la source-fontaine, c'est vouloir tout d'abord convoquer l'amour et la génération par ses symboles le plus évidents : l'arbre et l'eau.
Mais Jung le souligne : si l'arbre représente le phallus, il possède aussi un sens maternel.
C'est alors vouloir convoquer aussi la mort par le souvenir du mythe d'Attis et de Cybèle sa mère. Et par celui de Narcisse happé par la mort. C'est vouloir convoquer enfin l'immortalité par la résurrection grâce à une métamorphose en un arbre et en une fleur.

Instruit de ces deux mythes, l'Amant du Roman ne mourra pas et pourra pérenniser son nom et son " sang " par l'union avec une Rose qu'un des miroirs de la fontaine lui révèlera. Un miroir dans lequel il ne sombrera pas à l'instar de Narcisse dans le piège offert par le miroir aquatique.

Jean de Meung reprendra très rapidement le nom de Narcisse et sa fontaine vivifiera non un pin, mais un olivier, promesse de salut chrétien.

 

Yvan G. Lepage, " Le Roman de la Rose et la tradition romanesque au moyen âge "
Études littéraires, vol. 4, n° 1, 1971, p. 91-106.
http://id.erudit.org/iderudit/500168ar

 

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Erich Köhler, Narcisse, la Fontaine d'Amour et Guillaume de Lorris

" Au pin de la " Fontaine d'Amors " il oppose explicitement l'olivier - arbre de la vie et symbole de la mort rédemptrice du Christ - portant une inscription qui est la réplique à celle de la fontaine de Narcisse :

" Ci cueurt la fontaine de vie
Par dessouz l'olive foillie
Qui porte le fruit de salu. " (v. 20521 sq.)

Trois sources – symbole de la Trinité – alimentent la fontaine de vie et nourrissent l'olivier qui, de ce fait, apparaît comme l'arbre de vie. Tandis que, dans la Fontaine d'Amors – Jean de Meung y insiste – chacun des deux cristaux ne reflète qu'une moitié du jardin, on voit toujours le parc entier dans l'escarboucle qui se trouve dans la fontaine de vie. Tandis que les deux cristaux de Guillaume de Lorris tirent leur lumière du soleil, l'escarboucle est elle-même source d'une lumière plus vive que le soleil et créatrice d'un jour éternel.

L'escarboucle de Jean de Meung représente la lumière divine elle-même, ses trois facettes la Trinité, alors que les deux cristaux, eux, ne sont que reflet et n'y vivent que de la lumière du soleil.

Quelle conclusion peut-on tirer de cette comparaison établie par Jean de Meung lui-même ? Le second auteur a voulu réfuter l'œuvre du premier ; il a retiré sa valeur au paradis terrestre de l'amour courtois et offert mieux : un paradis céleste, dont l'image est parfaitement fidèle aux idées orthodoxes mais qui n'est promis qu'à ceux qui suivent les prescriptions de la nature, c'est-à-dire, pour Jean de Meung, à ceux qui se mettent au service de la volupté (délit) et de la procréation (generacion).

A l'hédonisme courtois, si raffiné, si spiritualisé de Guillaume de Lorris, Jean de Meung oppose un hédonisme naturaliste, fondé sur les idées averroïstes du XIIIeme siècle. En réfutant la conception courtoise de l'homme chez Guillaume de Lorris, le philosophe Jean de Meung, par incompréhension, a trahi doublement le poète qu'était Guillaume de Lorris : il a faussé le thème du Roman de la Rose et, pour ainsi dire, annulé le travail de remodèlement poétique auquel s'était livré son prédécesseur, et ce faisant, il a dévoilé leurs sources à tous deux. "

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1963_num_2_1_1049