Trois images du pouvoir
L'image et le pouvoir Je est un autre par le jeu du miroir
*
Pénélope
peut être Marguerite de Bourgogne, conduite à Amboise en 1483,
à l'âge de 3 ans, en tant que fiancée promise au dauphin de
10 ans son aîné, le futur Charles VIII. Marguerite, à l'instar de Pénélope, a attendu de longues années à la cour de France le jour promis de son mariage. Ou Anne de Bretagne que Charles VIII épouse en 1491 pour des raisons politiques après
que l'on a renvoyé Marguerite avec sa dot à son père, l'empereur
Maximilien 1er.
Les divinités et héros de l'antiquité gréco-latine n'ont jamais cessé d'être le support d'images (et donc de messages) royales ou princières. Les saintes et les saints chrétiens ont réticence à participer à des scènes qu'ils jugent impies. Les artistes, à la demande de leurs souverains, ont su alterner les scènes d'inspiration chrétienne et païenne. Cette dynamique théâtrale est loin de toute liturgie religieuse chrétienne car il est difficile de montrer un souverain sur la croix ou écorché vif ou empalé. Mais que d'aventures chevaleresques ou " singeant " les héros ou divinités païennes gréco-latines ! * L'image, quelle qu'elle soit, veut montrer, prouver au besoin. Elle porte en elle (dévoilée/voilée), une interrogation sur le pouvoir, à la fois sue et insue. Comme la religion révélée dont elle procède alors, elle montre sur le mode théâtral et rituel pour instituer ce qui doit être. Les
élaborations mythologiques (images, sculptures et textes) sont réalisées,
via les artistes et publicistes, par le pouvoir (ici, royal) qui occupe toutes
les places dans cette construction : commande et paiement, choix du sujet et de
son support, diffusion
En ces années,
le légendaire Pharamond est toujours considéré comme le premier
roi de France, rédacteur présumé de la loi salique (les femmes
et les filles sont écartées définitivement du pouvoir royal).
Mais, pour tous, le vrai fondateur de la monarchie est Clovis, archétype
de tous les rois de France, qualifié de saint à la fin du Moyen
Âge, acquérant alors certains attributs de sainteté : les
miracles et le pouvoir d'intercession. Au cours des XIVe et XVe siècles,
saint Clovis est devenu le type idéal du roi de France, alliant en sa personne
l'héroïsme chevaleresque et les vertus chrétiennes La comparaison des rois de France avec David, vainqueur du géant philistin Goliath, remonte aux Carolingiens. Dès 1300, le titre envié et exalté de " très chrétienne maison de France " est parfois associé à la mythique filiation juive des rois de France. Dans son traité Opus christianissimum seu Davidicum écrit entre 1494 et 1497 et offert à Charles VIII, tout en soulignant les origines divines de la fleur de lys, Giovanni Angelo Terzone de Legonissa, un franciscain italien émigré à la cour de France depuis 1492, réfute l'origine troyenne des rois français, proclame la judéité des Francs et établit la descendance directe des rois de France avec la lignée de David, donc du Christ, prétendant que Charles VIII descend d'Adam et de la création directe de Dieu. Ce texte au ton eschatologique assimile ainsi la France au nouveau royaume élu de Dieu. L'association du roi et d'Hercule n'est pas nouvelle ; il y a longtemps que les souverains français se reconnaissent dans la légende qui veut qu'Hercule ait engendré la dynastie gauloise. Les Gaulois ont créé la légende du passage d'Héraclès en Gaule qu'il aurait civilisée. Fondateur d'Alésia, il aurait épousé la fille du roi de la Celtique et leur fils, le roi Galatès, aurait donné son nom aux peuples qu'il gouvernait. Jean
Lemaire de Belges, vers 1500, dans Illustrations de Gaule et singularitez de
Troye, tente de démontrer l'antiquité des princes gaulois ainsi
que celle de leur parenté troyenne. Jean Lemaire de Belges reconstruit
le mythe : les Gaulois sont les ancêtres des Troyens, et non l'inverse.
Les Francs, descendants des Troyens, redécouvre donc leur patrie d'origine
quand ils s'installent en Gaule. Jean Lemaire de Belges instaure ainsi l'unité
des Gaulois et des Francs. Hercules
de Lybie épouse Galatée (dont le grand-père est Lucus,
8e roi des Gaulois, et le père est Celte, 9e roi) et devient le 10e
roi des Gaulois.
Ainsi, la " généalogie " démontre l'immortalité de la " royauté " française et de la dynastie : " le roi ne meurt jamais. " Et le pouvoir se trouve fondé comme vrai, légitimement, par la grâce du mythe et de sa théâtralisation qui le met en exergue, tout en soulignant la liaison généalogique qui part de Haut. Le liage Charles VIII-Hercule
renvoie tout observateur au monde antique romain, c'est-à-dire à
" la mise symbolique d'un rapport à l'Ancêtre majuscule (la
Romanité, devenue métaphore religieuse et juridique d'un pouvoir
universel), rapport qu'on peut qualifier avec justesse de totémique. "
(Pierre Legendre, De la Société comme Texte, Fayard, 2001,
p. 63-64.) " Tu ne parviens pas
à tendre vers le futur parce que tu as perdu ton passé. " * Le sujet royal occupe deux positions possibles dans l'image : une place décentrée mais prépondérante (le sujet est peu reconnaissable) dans l'anecdote mythique qui sert de support ; ou une place centrale car le sujet royal est reconnaissable au premier regard. Cette théâtralisation
repose sur un leurre où deux scènes (un personnage mythique et un/e
souverain/e vivant/e) sont assemblées en une seule. * L'androgynie du souverain (Charles VIII en Hercule aux amours bisexuelles, François 1er en déité composite) renvoie à la double figure maternelle / paternelle du royaume, de la France (la " mère patrie " ; patrie, du latin patria, pays du père, de pater) * Un
parallèle peut s'établir entre Pénélope et la Marie
biblique. http://seigneurjesus.free.fr/evangilepseudomatthieu.htm * Ces
trois tapisseries évoquent la question du pouvoir dans sa dimension symbolique.
La théâtralisation du passé est chargée de légitimité
mythique. Le passé n'est pas un temps achevé mais il possède
la faculté d'être utilisé pour être à nouveau
et sempiternellement conjugué dans des présents successifs. Chaque
tapisserie tisse ensemble trois temps : le présent du passé (le
mythe), le présent du présent et le présent du futur (attente).
Trois temps " contemporains ", comme se déroulant en même
temps, imbriqués génialement pour promouvoir le pouvoir du souverain
en place, celui de fréquenter tous les présents possibles, avec
les dangers qu'ils peuvent recéler. Pour exemple, Charles VIII-Hercule vit dans les trois temps, dans trois moments : la mémoire du passé même fantasmé, l'attention du l'Histoire qu'il construit et l'attente de l'avenir, de la dynastie et du royaume ; soit le présent du passé vécu par Hercule, le présent du présent vécu par Charles VIII (et l'artiste) et le présent du futur que vivront ces derniers ouvrent sur la problématique de la Mort, mais aussi de l'Immortalité par la Génération. L'enjeu de telles images est de prouver que le royaume et la société se tiennent indubitablement d'aplomb. * Si
l'uvre est en quelque sorte un miroir où le sujet représenté
peut se regarder et se faire connaître et admirer, elle est aussi le miroir
où l'artiste aperçoit (ou pourrait apercevoir) ce qui le meut. Relation
avec lui-même, la fonction spéculaire de l'uvre permettant
la division subjective, des identifications, y compris inconscientes. L'image
esthétique au pouvoir poétique puissant s'adresse aussi à
l'artiste, l'uvre-miroir lui renvoyant son insu, intermédiaire de
notre insu à nous observateurs. Il s'agit du dévoilement du fond
commun inconscient de l'être humain. * Les
arts " servent à juguler le fantasme, en l'occurrence sur le mode
de Picasso [Le Miroir de 1932], peintre de son propre insu, dont il a fait
une scène de l'invisible, adressée comme une écriture dogmatique
à tous ceux qui la verront, la liront ". L'art donne " forme
d'images au désir humain " en un espace théâtral. (Pierre
Legendre, La 901e conclusion, p. 289.)
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Le lion, "agent entre la mort et la vie" Dans les trois tapisseries exposées ci-contre, la présence d'un lion nécessite une analyse centrée sur l'interprétation jungienne. Les passages suivants sont extraits du livre de Marie Louise von Franz, La voie de l'individuation dans les contes de fées, traduction de Francine Saint René Taillandier, La Fontaine de Pierre, 1978. Pénélope Narcisse Hercule
Lors des rites
d'embaumement, on plaçait le corps sur une table de marbre comme celles
que l'on voit encore au musée du Caire et qui ont la forme d'un lit percé
de petits trous pour permettre aux humeurs du cadavre de s'écouler. A la
tête et au pied du lit sont sculptées des têtes de lion tournées
en sens opposé l'une de l'autre, les pieds du lit ayant la forme des pattes
du fauve. Le double lion symbolisait le mystère de
la mort et de la renaissance l'un, tourné vers l'Ouest, figurait le soleil
couchant, l'autre, tourné vers l'Est, le soleil levant. Le
lion est une divinité qui fait allusion à ce moment mystique où
le soleil atteint, à minuit, le point inférieur de son parcours
sous la terre. Le soleil couchant était associé par les Egyptiens
à la vieillesse et à la mort, et le double lion représente
ce moment de la transition entre la mort et la résurrection, celui où
le soleil se met à remonter vers l'est et revient à la vie. Lorsque
le corps du pharaon était étendu sur ce lit funèbre, il reposait
symboliquement au plus profond du monde inférieur et, tandis que le prêtre
en retirait le cerveau et les entrailles avant de laver le corps dans le chlorure
de sodium et les aromates, son âme séjournait dans le monde souterrain.
Ce n'est que lorsque les rites de momification étaient terminés
que le mort ressuscitait. Le
lion est donc le gardien des enfers où se déroule ce mystérieux
processus souterrain qui transforme la mort en vie. Je
ne fais guère ici que suivre les textes égyptiens eux-mêmes.
Et comme l'alchimie
occidentale a eu pour principale origine l'Egypte (en particulier au cours de
la période hellénistique), ce symbolisme se transmit. L'on vit une
ressemblance entre la transformation du corps du roi en sa forme immortelle et
celle de la matière première alchimique en or. C'est là une
pensée analogique de type primitif. [
] L'analogie était si
poussée que les alchimistes parlaient de ces procédés comme
de la taricheusis, la momification ou macération on devait taricheuein,
momifier ou faire macérer les métaux pour les transmuer en or. En
termes plus modernes, nous dirons que le processus d'individuation
était projeté par les Egyptiens dans les procédés
post mortem de conservation du corps et, par les alchimistes, dans les
opérations de transmutation des métaux, opérations qui servaient
de support visible à leurs méditations et aux processus de transformation
intérieure.
Dans
certaines tribus " primitives ", il se produisait à la mort du
roi une complète désintégration culturelle pendant l'interrègne,
entre la mort du chef et l'élection de son successeur, toutes les lois
réglant le comportement humain social étaient renversées.
Pendant ces trois jours d'obscurcissement total des principes conscients, la convoitise
et toute action noire, y compris le meurtre et autres crimes, étaient tolérés.
Une forme très mitigée de cette coutume existait chez nous dans
les rites antiques et médiévaux du " roi de carnaval "
: un jour par an, le roi suspendait son pouvoir; on tirait de prison et on couronnait
quel que pauvre diable ou un criminel condamné à mort. Pendant cette
journée, il lui était permis de faire la loi dans toute la ville
et d'obtenir tout ce qu'il voulait : festins, femmes, etc., après quoi
il était exécuté. On laissait ainsi l'ombre du roi, son aspect
chtonien, dominer pendant l'interrègne. Dans l'antiquité romaine
il existait une fête, les Saturnales, où les esclaves avaient le
toit d'user de certaines libertés envers leurs maîtres. On
trouve encore des traces fort atténuées de ces usages, par exemple,
dans les amnisties qui accompagnent généralement un changement de
gouvernent ; le passé est annulé, on ouvre les prisons : un nouveau
commencement est rendu possible. C'est là une forme très adoucie
de ces rites beaucoup plus archaïques qui, pendant une période déterminée,
libéraient toutes les forces obscures et destructrices que le chef et les
lois, en temps normal, réprimaient et déclaraient tabou. La mort du vieux roi et le temps de la domination du lion qui représente, entre autres choses, le pouvoir et les comportements de prestige, constituent une situation archétypique éternellement récurrente de la vie humaine. C'est pourquoi les trônes étaient ornés de lions sculptés, ou des rois se virent nommés, par exemple, " Lion de Juda ". C'était là, comme on sait, une appellation traditionnelle de l'empereur d'Ethiopie. [ ] Ainsi
que le souligne Jung dans Mysterium Conjunctionis, le lion est signe non
seulement de pouvoir, mais de puissance sexuelle et de tout comportement caractérisé
par l'intensité et la chaleur de la passion. Jung en cite de nombreux exemples
tels que le " lion vert " alchimique, associé à Vénus
et représentant l'instinct et son désir. La question devient désormais : comment intégrer le lion de sorte qu'il ne détruise pas toute la vie consciente du sujet ? L'apprivoisement du lion se révèle comme l'étape suivante du processus de transformation, aussi les alchimistes disaient-ils : " Lorsque le lion apparaît, prends une épée et coupe-lui les pattes ". Cela signifie, symboliquement, que le lion cherche à tout agripper et tenir dans ses griffes, et qu'il est nécessaire de le maîtriser pour l'apprivoiser. Sur le plan psychologique, le lion représente donc plus ou moins tout cela. On peut dire, d'autre part, que partout où se trouve la fontaine de vie, là se trouve aussi le lion, ou encore, que chaque fois qu'on rencontre la perle précieuse, un dragon est couché dessus, et que partout où il y a un trésor, un serpent est enroulé autour. Autrement dit, on ne peut approcher du sens de la vie, du Soi, sans se trouver du même coup sur le fil du rasoir qu'est le risque de tomber dans une attitude d'avidité et dans les autres aspects d'ombre de soi-même. Il est même difficile de dire dans quelle mesure il faut se garder d'y tomber, car, si l'on évite trop complètement l'ombre, on ne peut l'intégrer. " (p. 85-91)
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